Il
est 9 h. du matin, ce 18 mars 1915. Un soleil flamboyant
semble apporter la bénédiction
céleste à l'imposante armada qui appareille
de l'île de Lemnos, face à l'entrée
du détroit des Dardanelles. Pas moins de dix huit
cuirassés britanniques et français quittent
le port de Moudros, escortés de bâtiments de
soutien, de ravitaillement et, last but not least, du
porte-hydravion "Ark Royal". Objectif: forcer le
détroit en muselant l'artillerie turque
terrée sur les hauteurs et s'emparer de
Constantinople. En un mot, Winston Churchill, veut
démontrer la suprématie navale britannique,
mettre la Turquie à genoux et tendre la main aux
Russes fortement pressés dans le Caucase.
L'offensive des Dardanelles commence.
Après
l'échec maritime et terrestre du corps
expéditionnaire, le bilan atteindra 125.000
tués chez les Britanniques, 40.000 chez les
Français, autant de blessés, sans compter
le sacrifice d'une flotte. L'aventure des Dardanelles est
aussi un drame pour la grande famille des marins bretons.
Ils
sont, en effet, nombreux, les matelots du pays sur les
quatre cuirassés français placés
sous les ordres de l'amiral Guépratte et
intégrés dans la flotte britannique de
l'amiral Robeck. Des centaines certainement,
répartis sur le navire-amiral, le "Suffren", le
"Bouvet", le "Charlemagne" et le "Gaulois"
Sur le
"Suffren", par exemple, sert le quartier-maître
Eugène Conort, un jeune pordicais de 19 ans. Il
vient de vivre les deux premiers coups de sonde,
tentés les 19 et 25 février derniers sur
les forts turcs veillant à l'entrée des
Détroits.
"Nous
avons été tous les jours au combat,
écrit-il à sa mère, le 7 mars (...)
Nous avons passé l'entrée des Dardanelles;
nous avons vu le ravage causé par notre tir,
lorsque soudain une batterie qui s'était
approchée à la faveur de la nuit nous a
tiré dessus; un coup tombe à dix
mètres de nous, à l'eau. Aussitôt, on
a appelé aux postes de combat; deux minutes
après, la batterie a été reconnue;
nous avons ouvert le feu avec le 10cm: environ cent
coups, la batterie n'existait plus..."
Le
jeune quartier-maître va bientôt
déchanter. Ces Détroits qui sur 22km
relient la mer Egée à la mer de Marmara
constituent en fait un sinistre coupe-gorge d'une largeur
maximale de 4km qui se rétrécit face au
fort de Tchanak où seulement 1.400m.
séparent l'Asie de l'Europe.
Et, de
chaque côté, des pentes abruptes
mènent vers la péninsule de Gallipoli et la
partie orientale de la Turquie. Sur les hauteurs, une
série de forts a été armée,
grâce , en partie, à l'aide des Allemands,
de nombreux canons: mortiers dont certains de gros
calibres, canons de marine, pièces de campagne. Au
total, uniquement sur la presqu'île de Gallipoli on
peut dénombrer quelque 105 bouches à feu!
Et pour corser le tout, les Turcs ont établi en
plusieurs endroits des Détroits des barrages de
mines.
Aujourd'hui
encore, on demeure confondu devant la totale confiance
qu'affichent les Alliés au moment où ils
s'approchent du premier fort, Sedd-ul-Bahr.
A 11 h.
les cuirassés de la première division
britannique pénètrent dans les
Détroits, en ligne de file, à 1.000 m.
d'intervalle. Les quatre cuirassés français
suivent à 2.000 m. Les mortiers turcs ouvrent le
feu. Les Britanniques ripostent. Le fort de Tchanak est
touché par la "Queen Elisabeth".
A
12h30, c'est au tour de la division française de
s'avancer en éclaireur.
"Si
vous le voulez bien, je choisirai l'avant-garde", avait
proposé à Robeck le bouillant
Guépratte, surnommé par les britanniques
"le mangeur de feu".
En
ligne de front, les cuirassés
pénètrent dans les Détroits: le
"Bouvet" entre le "Suffren", navire-amiral à
tribord, le "Charlemagne" et le "Gaulois" à
bâbord.
Pendant
une vingtaine de minutes c'est le silence. Le "Bouvet" et
le "Suffren" serrent la côte d'Asie. Soudain,
l'artillerie turque se déchaîne. Les
cuirassés de Guépratte tentent de rendre
coup pour coup. Déjà, à
l'arrière, le cuirassé britannique
"Agamemnon" est touché douze fois en vingt-cinq
minutes, mais il reste opérationnel et se
dégage de la ligne de feu. Peu après, un
autre cuirassé britannique "L'inflexible" encaisse
cinq projectiles, provoquant voies d'eau et
incendie.
Pendant
ce temps, les quatre cuirassés français
démolissent, une à une, les positions
turques. Le "Suffren" se charge des 19 pièces de
Nazarieh (au dessus de l'étroit goulet de
Tchanak). Le "Bouvet" s'occupe d'ouvrages secondaires,
puis vient en aide au "Suffren". Un duel d'artillerie
très violent s'engage.
Le
"Bouvet"
est touché à plusieurs reprises. Dans la
tourelle avant, les marins doivent quitter leur poste,
menacés d'asphyxie. Deux obus de 15 saccagent
l'appartement du commandant.
Malgré
tout, le tir continue. Le "Bouvet" vire de bord et
présente à tribord ses pièces
intactes. En deux salves il écrase la batterie de
Suandere ( 4 canons de marine et 4 pièces
légères). Mais, sérieusement
endommagé, il doit se retirer.
Aussitôt
dix grosses pièces turques concentrent leur tir
sur le "Bouvet" qui riposte. A 1h45, tous les forts turcs
sont, estime-t-on, pratiquement réduits au
silence. Robeck donne l'ordre à Guépratte
de se replier. Le combat dure depuis deux
heures.
Sur le
"Bouvet", le commandant Rageot de la Touche tarde
à obéir, s'entête à canonner
les forts. Il se replie enfin, filant 12 nuds. A
bord, les matelots rient, plaisantent, tout en avalant un
morceau de pain et de biscuit.
Puis,
c'est le drame. Il est exactement 1h54. Une gerbe d'eau
gicle à tribord du "Bouvet", à hauteur de
la tourelle 274. Le bâtiment vibre sous le choc.
Une mine dérivante vient de toucher le
cuirassé. Il se soulève dans une violente
explosion, retombe sur sa droite, s'incline, chavire,
s'enfonce, disparaît en tournant sur
lui-même. En 45 secondes, le "Bouvet" a
sombré corps et biens.
Le
commandant Rageot de la Touche figure parmi les 639
officiers et matelots disparus. 45 rescapés seront
recueillis.
A son
poste, avant de disparaître, Rageot de la Touche
aurait prononcé ces mots: "Il y aura trop de
morts. Si le commandant n'en était pas, que dirait
la France?".
De son
côté, le "Gaulois" atteint par un gros obus,
parviendra péniblement à se mettre hors
d'atteinte à l'île Navria.
Le 29
mars 1915, un service solennel sera
célébré à l'église
Saint-Louis à Brest à la mémoire des
officiers et marins du "Bouvet". La
cérémonie sera présidée par
Mgr Duparc, devant une église comble. Louis
Coudurier, directeur de "La Dépêche de
Brest" écrit le 21 mars: "Nous ne pouvons ignorer
que le sort des batailles s'est, cette fois plus
durement, plus cruellement appesanti sur la grande
famille bretonne dont tous les membres valides sont au
feu, soit à la mer, soit dans les
tranchées, à Dixmude, sur
l'Yser".
Roger
LAOUENA de Ouest-France

Le
"Bouvet" avait été lancé en 1895 aux
chantiers de Lorient. Long de 118 m, il
déplaçait 120.000 tonneaux. Avec trois
machines d'une puissance de 14.000 chevaux, il pouvait
atteindre 18,3 nuds. Il était armé
notamment de 2 pièces de 305, de 2 tourelles de
274 et de 4 de 140. En 1914, c'était un
bâtiment dépassé, soutes à
charbon périmées, chaudières
transformées en passoires, cloisons
oxydées. Il n'avait été inclus dans
la division que sur les suppliques du commandant Rageot
de la Touche. Celui-ci, né à Toulon,
était âgé de 57 ans.
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