Histoire de l'île de Groix ...

et de la famille (Le) Gou(z)ronc...

  

 

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Où en est le royaume de France en 1320 ?

 Quel est l'état du royaume de France à l'aube de la "Guerre de cent ans" ?

L'étendue des terres cultivées se fige, le paysage s'enracine: des haies viennent souligner l'individualisme paysan et affirmer un type d'économie (1) . Les débuts d'un capitalisme rural favorisent ce mouvement. Le paysan peut disposer d'un outillage meilleur et s'il doit emprunter, il a d'autres recours que les notables de son village. Son endettement le rend tout aussi dépendant, mais moins de la communauté villageoise. Chacun se débrouille de son côté.

Dans cet univers qui touche à ses limites, l'homme bouge. Mouvement qui pousse ambitieux ou faméliques vers les profits - supposés ou réels - de la ville, et qui conduit de la petite à la grande ville, le marchand ou l'avocat audacieux. Victime d'une démographie catastrophique, la ville se renouvelle sans cesse, car on ne naît pas à la ville. L'instabilité professionnelle multiplie les célibataires, manœuvres à la journée ou domestiques. La ville, n'est pas riche de ses enfants, elle l'est des enfants, nombreux, de la campagne voisine, où la terre commence à manquer.

Une journée de marche - 30 ou 40 km - définit le rayon d'attraction de la ville, une attraction faite de voyages antérieurs et de cousins établis dans la place. Mais on peut trouver à Périgueux des Bretons, des Picards, et des Béarnais. La métropole rayonne bien au-delà. Paris se peuple d'un flux régulier de Normands, de Champenois, de Bretons, d'Auvergnats. Petite ou grande, la ville fait éclater son enceinte. Une enceinte qui date souvent de 1200, ou 1220, peu entretenu le mur s'écroule, les brèches s'élargissent, les portes ont perdu leurs vantaux. Autour, les maisons s'agglutinent, indéfendables en cas de siège, elles sont d'admirables voies d'approche pour d'éventuels assiégeants. Mais, sauf sur le front de Guyenne ou celui de Flandre qui se soucie de prévoir une guerre de siège? Le réveil sera dur quand il faudra, de toute urgence réparer, reconstruire, agrandir ces fortifications qui seront, au début de la guerre, la grande dépense des municipalités françaises. Moulins et fours à pain, tanneries et tuileries, tout ce que les citadins refusent dans l'enceinte s'est établi à l'aise hors les murs. La ville ne saurait plus vivre sans ses faubourgs. Ils sont la place libre, autant que la liberté d'entreprendre à l'écart des contraintes corporatives.

La France est riche en hommes, la démographie a totalement explosée. Elle ne l'est pas moins des ressources de son sol. Normands et Picards exportent leur blé vers l'Angleterre et les pays nordiques. Le vin de Gascogne est l'une des importations essentielles de Southampton et de Bruges. Le sel de Berre se vend à Gênes, celui de Bourgneuf et de Guérande dans toute l'Europe du Nord, jusqu'à Novgorod. Mettant en œuvre des flottes entières, ces trafics font aussi la fortune des centres de distribution: Paris, Arras ou Toulouse. Ils engendrent des brassages humains, des mouvements d'argent, tous moyens par lesquels l'homme du XIVème siècle prend la mesure du monde. On voit des Allemands à La Rochelle, des Portugais à Rouen, Flamands, Bretons, Anglais, Castillans même, relâchent à Bordeaux. Les banquiers toscans tiennent le haut du pavé parisien.

L'élevage suffit à fournir la viande aussi bien que les bêtes de trait. Les pêcheurs de Dieppe et de Boulogne approvisionnent la France en caques de harengs. On chasse, on pêche. La France se nourrit.

Pour le tissage, les Français trouvent chez eux l'essentiel de leurs matières premières: laine de Normandie, de Languedoc, de Provence, la guède de Picardie et le pastel de Languedoc font concurrence aux produits de l'Orient, pour la teinture des draps bleus. La France manque d'étain et le bronze n'est pas son fort, mais elle produit son fer (Normandie, Champagne, Alpes et Pyrénées). Elle a du cuivre en Lyonnais; du plomb en Comminges. On ne manque pas d'énergie. Toutes les rivières sont maintenant équipées de moulins. L'un moud le blé, l'autre foule le drap. Le moulin attise le foyer des forges, entraîne la scie, martèle le fer, écrase le chanvre. Il est l'âme de la papeterie naissante. Du minerai, du bois, de l'eau, cela suffit à peupler les villages et les villes de ferrons, de couteliers, de chaudronniers et d'affûteurs en tout genre. La technicité triomphe. Ce qui bloque encore, c'est la stagnation technologique: on n'a guère fait de découvertes depuis 1000 ans. On vient de généraliser 2 outils qui ouvrent les routes maritimes: la boussole (pour s'éloigner des côtes), et le gouvernail d'étambot qui affranchit le marin de la sujétion des vents. Le capitalisme aidant - on s'associe pour armer un navire - les tonnages pourront croître sans que diminue la maniabilité. Pour le reste, tout est connu, ou presque, depuis l'Antiquité: les rouages, les roues dentées, les leviers... Seule apparition notable: l'arbre à cames qui transforme le mouvement et le fait rectiligne. Si l'on invente peu, on bricole beaucoup. Ainsi s'améliore l'outillage: la charrue gagne sur l'araire, le vérin à vis sur le levier, le vilebrequin sur la pointe rougie au feu.

La circulation des hommes, et des marchandises n'a pas fait d'autre progrès que celui des tonnages maritimes. Un cavalier fait rarement plus de 50 km /jour; un chariot n'en font normalement pas 30, Le navire en couvre 100 à 150, mais ses routes contournent les terres, et il souffre des attentes au chargement et des journées où l'on espère le vent. Le chariot met 2 ou 3 semaines de Toulouse à Paris. Le bateau met 3 mois pour aller de Venise à Bruges. C'est dire l'immobilisation des capitaux et la faiblesse des rendements financiers. De toutes parts, cependant, des mutations s'amorcent. Elles vont remodeler la carte des activités et troubler les rapports sociaux fixés en un temps d'expansion déjà révolu.

 

La vie et la mort.

Les hommes de ce temps sont conscients de ce monde déjà trop peuplé, les lendemains seront problématiques. Ce paysan qui retarde un mariage qu'il souhaite mais qu'il redoute sait que si exiguë que soit sa terre, il faudra un jour la partager entre ses héritiers. L'artisan ne tergiverse pas moins, son atelier est capable de le nourrir, pas d'entretenir 2 ou 3 familles. Et tout le monde sait ce qu'il en coûte de se marier. Le riche renâcle, le pauvre diffère. Le curé y perd, et la morale aussi. Le concubinage coûte moins cher que le mariage.

Tant que le chômage ne menace pas, les plus pauvres ont le vivre et le couvert assurés s'ils restent garçons: le manouvrier, le journalier agricole, le valet des métiers urbains savent qu'ils ne peuvent fonder une famille sans un endettement garanti par leurs seuls bras. Prendre femme, c'est se livrer pieds et poings liés. Ne parlons pas de la fille à qui son mari rappellera qu'il l'a prise sans dot. Des compagnons passent leur vie dans une soupente, apaisant de temps à autre leur tempérament avec une prostituée à bon marché, des journaliers ne connaissent, d'autre chaleur que celle des bêtes dont ils partagent l'écurie. Le bourgeois s'en tire mieux, même s'il entend ne pas diviser à l'excès le capital amassé. Il se marie tard, épouse une fille jeune, qui est rapidement mère. À 18 ans, une fille non mariée commence à préoccuper l'honnête négociant et de l'avocat bien établi. Les enfants se succèdent, mais moins vite que l'on ne croit. 18 mois, deux ans, c'est la moyenne. Au-delà, la femme ferait mauvaise figure. La mort en couches n'est pas un mythe. On se remarie. Le veuf n'y a aucune peine, et l'écart d'âge entre les conjoints s'accroît.

Mais le mari vieillit, et les épousailles d'un quadragénaire et d'une jeunette font à la fin une veuve. Si elle n'apporte rien, la veuve pourrait bien rester en peine. Les secondes noces sont en revanche assurées si elle hérite, si elle tient boutique, si elle transmet le droit à l'exercice du métier de son premier mari. La veuve de 25 ou 30 ans se remarie assez bien, pourvu qu'elle soit sage, la célibataire du même âge n'a quasiment plus de chances. Mais que la veuve ne fasse pas trop la difficile, l'on épouse une veuve par intérêt. Les années passent. Le ménage qui vieillit espace les naissances bien avant la ménopause. C'est le temps de la continence. Au reste, l'honnête femme aime mieux voir son mari aller aux étuves où sont les filles, voire entretenir une maîtresse pas trop exigeante, qu'être encore enceinte à 40 ans. Main-d'œuvre gratuite ou bouche inutile, la vieille fille est au foyer de son père ou de son frère. La veuve aisée vit de son revenu et régente ses gendres; Moins favorisée, la veuve qui doit tout à ses enfants; on lui fait sentir. Certaines ne survivent qu'en acceptant la charité ou en louant leur corps. Quant aux fils cadets que l'on n'a guère poussés au mariage, ils sont valets de leur frère, ils cherchent une moindre misère comme salariés d'autrui, ils offrent leur bras à un capitaine en mal de constituer une compagnie.

Bien sûr, il y a des familles exceptionnelles: 20 enfants de la même mère. Mais c'est rare. Le plus souvent, la femme qui n'est pas morte en couches pourra donner 6 ou 8 enfants à son mari. 2, 3 ou 4 auront survécu. Mais ce sont des chiffres moyens: un peu plus à la campagne, où les maladies contagieuses de l'enfance sont moins graves qu'en ville, un peu moins à la ville chez le bourgeois, beaucoup moins chez le pauvre qui hésite à se marier et qui voit ses enfants, lorsqu'il en a, pâtir à la fois du manque d'hygiène et de la sous-alimentation. Lorsque vient pour le père l'âge de songer à son testament, il ne lui reste que 2 ou 3 enfants (en fait 2,6 en moyenne).

Avec tous les degrés qui vont de la malnutrition quotidienne à la disette meurtrière, la faim est là, qui frappe et menace une société où 3 siècles de cultures élargies et de rendements améliorés l'avaient fait oublier. On l'a vu lors de l'effroyable famine (1315-1317). Cependant, la France de 1340 est un pays où chacun trouve normal de manger, plus ou moins agréablement, à sa faim. On mange même assez convenablement. Mais on sait que rien n'est jamais acquis La base de la nourriture, ce sont les "blés", cela donne du pain d'orge ou de seigle plus rarement du blanc froment. On les mange en bouillies, en galette. Si les blés ne suffisent pas, les châtaignes font une excellente galette, les glands une exécrable bouillie. Les pois, fèves et vesces sont la base consistante de bien des repas. Quant à la soupe, aux choux quand on le peut, aux "herbes" quand les temps sont durs. Farine et farineux entrent pour une bonne moitié, parfois pour les 3/4 de l'alimentation. La viande et le poisson n'y font que 30 % chez les gens à l'aise, 5 % chez les moins favorisés de ceux qui mangent. Ces proportions varient très sensiblement selon l'année, selon les prix. Mais on mange quand même assez régulièrement du bœuf, du mouton ou du porc. Le porc tient un rôle essentiel: il est le régulateur tout au long de l'année. On le sale, et on le répartit sur les 12 mois. Le saloir, c'est la sécurité. De même qu'il y a peu de gens pour ignorer tout à fait le goût du pain blanc, il y en a peu qui ne puissent manger un peu de viande 1 ou 2 fois par semaine. N'oublions pas la volaille, les œufs, le fromage. Ils font l'équilibre de l'alimentation courante et mettent la population à l'abri des carences les plus graves. Et puis, il y a le poisson. Les pêcheurs de Dieppe et de Boulogne approvisionnent toute la France en harengs et en maquereaux. La gamme est étendue, de l'esturgeon jusqu'aux seiches qui sont le poisson du pauvre, du hareng saur qu'on achemine par convois entiers jusqu'au hareng "nouvelet" qu'un cheval rapide porte tout frais (?) sur les tables opulentes.

Même s'il s'abstient, pour ne pas risquer la corde, de braconner le paysan mange de la tanche et de la carpe comme il mange du lapin. On pêche systématiquement le moindre cours d'eau, le plus petit étang. Les villes louent à l'année leurs fossés aux entrepreneurs de pêche. Elles mettent à prix le droit de tendre des lignes à l'aplomb des maisons riveraines, celui de poser un filet d'une barque amarrée dans le courant, celui de pêcher "à la verge "du haut d'un pont.

Sols et climat font que le vin ne manque jamais. On voit des vignes en Cotentin aussi bien qu'en Picardie. Plus ou moins cher selon l'année et selon la saison, ce vin est souvent médiocre et se conserve fort mal. Rares sont les vins encore agréables à boire au bout de l'an. Le vin est sur toutes les tables et dans toutes les tavernes. Il est la moins mauvaise des potions que prescrivent la "médecine". Il désaltère l'été, il réchauffe l'hiver. On aurait tort d'oublier cette fonction calorifique: on n'a pas encore d'autre tonique. Tout le monde ne peut s'offrir le vin de Gascogne, de Beaune ou d'Auxerrois, qui voyagent à grands frais. Mais, le Parisien fait grand cas du vin de Chaillot, d'Argenteuil, ou de Clamart. Comme les côtes du Rhône ou de Moselle, le val de Loire aligne des vignobles dont le produit voyage mal, mais qui régalent le pays alentour. Quand le Français ne boit que de l'eau, c'est vraiment que les choses vont mal. Quant à la cervoise d'orge que l'on brasse dans le nord, elle n'a pas encore la qualité des bières anglaises. Mais à Lille, le vin double son prix par le transport et les marchands. La cervoise est ce que l'on boit dans l'attente du jour où l'on s'offrira un meilleur pichet.

Tout cela est précaire: si l'on mange à sa faim, si l'on boit à sa soif, on n'a ni marge ni réserves. On a donné la préférence à l'orge sur le froment parce que le grain d'orge en rend 6 ou 10. Mais on est aux limites du progrès. Dans la plupart des cas, les rendements ne dépassent pas 3 ou 4. Les pratiques rationnelles, l'assolement par exemple, n'en sont encore qu'à leurs balbutiements. C'est lentement que progresse l'assolement triennal qui diminue la jachère improductive. Les chemins qui se multiplient sont autant de labours en moins. L'outillage reste à la mesure de lopins que les successions ne cesse de diviser. C'est dire que l'on n'est jamais sûr de la soudure. À plus forte raison la subsistance du paysan et l'approvisionnement du citadin sont-ils compromis par une mauvaise récolte. Il n'y a pas de réserves. Une mauvaise saison suffit à la catastrophe.

Les dernières illusions datent des années 1300. Manger passait alors pour chose tout à fait normal. La famine, on avait eu le temps de l'oublier. Trois générations venaient de passer sans la connaître. L'été pourri de 1315 est donc apparu comme une punition des cieux. La pluie sans fin et la récolte qui pourrit sur place s'explique aisément par l'intervention de la justice immanente. Dans l'hiver, le prix des blés tripla. L'été suivant, il fallait bien se rendre à l'évidence: le beau temps n'était pas la donnée permanente que l'on avait cru. Le deuxième hiver fut plus dur que le premier: les dernières réserves avaient fondu. On mourait déjà de faim dans quelques villes du Nord quand un troisième été pourri acheva, en 1317 d'accabler le monde. On s'en est remis, mais on a pris des habitudes. La tendance au refroidissement général, l'humidité croissante, tout cela devient évident. Il ne s'agit plus d'élargir les clairières, de conquérir des terres, d'accroître des rendements. Il faut tout simplement protéger les cultures, assurer la semence, répartir le peu qu'on en garde sur les terres les plus fertiles. Le temps n'est plus de labourer n'importe quoi. Le temps des choix est venu.

 

Les crises de l'industrie.

Si la campagne française est diverse, le monde des villes l'est encore plus. Les grandes villes de Flandre et d'Artois connaissent déjà la crise, les petites villes vivent dans la demie euphorie d'une petite prospérité. Déjà, les signes avant-coureurs de la dépression se laissent percevoir de-ci de-là. Les crises monétaires - après 1303, après 1340 - secouent les rentiers, les créanciers, les débiteurs, les locataires. La croissance dont on était inconscient devient perceptible dès lors qu'elle cesse. L'essor démographique s'achève, et les citadins qui voient leur ville se dépeupler soudain le sentent bien.

Le monde de l'industrie connaît sa première crise grave. Elle frappe la draperie de laine, ordonnée entre drap de luxe produit par quelques grandes villes: Bruges, Arras, Rouen ou Paris, et le drap très commun de nombreuses petites villes, voire des ateliers ruraux. D'une part un drap épais qui fait l'élégance de la longue robe, un drap que l'on teint des précieux colorants de l'Orient. De l'autre un drap mince, offrant moins de chaleur et de moelleux, aux couleurs plus ternes. Il y a le drap pourpre, et il y a la brunette. Les métiers urbains s'enlisent dans des réglementations excessives, un protectionnisme aux vues étroites, une fixité des types de production inspirée d'un souci obstiné de la tradition. Drap immuable, couleur immuable, on fabrique à haut prix, mais à quoi bon, s'en préoccuper quand la concurrence est corsetée? Fouler aux pieds vaut mieux que fouler au moulin hydraulique, et le rouet passe pour une dangereuse nouveauté. Ainsi le carcan tue-t-il toute velléité d'initiative et de renouvellement. Adapter la production à la demande du marché est chose inconcevable.

Deux obstacles sur la voie de cette croissance dans la continuité. L'un est l'obstacle que met le système corporatif au développement d'une industrie capitaliste. L'autre, c'est la rapide évolution de la mode. Voici que l'on préfère les vêtements légers et les habits ajustés. C'est le temps des premiers pourpoints, celui des hauts-de-chausses, des jaquettes à courtes basques. La hiérarchie nouvelle des valeurs de la mode place désormais le drap de soie, généralement importé de Toscane. La broderie s'y ajoute, au gré de tisserands ingénieux. Pour ceux dont la prospérité tenait aux draperies de laine les plus prestigieuses, le coup est dur. Douai, Saint-Omer, Rouen subissent la récession. Arras se reconvertit dans la tapisserie de haute lisse pour l'ameublement. La draperie parisienne disparaît purement et simplement: les derniers tisserands vont s'établir dans les bourgs voisins hors d'atteinte de deux maux dont ils commencent de sentir le poids: la fiscalité municipale et la réglementation corporative.

En bouleversant le marché européen, la guerre des laines vient accélérer une mutation déjà fort avancée. On va découvrir en France les vertus du mouton mérinos de Castille qui en font une matière première bon marché, mieux adaptée aux nouveaux besoins de la clientèle. Les produits seront moins prestigieux, mais ils seront plus variés. Ce qu'on veut, c'est changer. Cet essor industriel des campagnes, des petits centres laisse aux fabricants plus d'initiatives offre aux capitalistes un champ d'action nouveau. À la fois marchands de matières premières et de produits finis, bailleurs de fonds d'une chaîne technique qui fait se succéder 15 ou 20 artisans différents, ces hommes d'argent se font organisateurs. Maître des approvisionnements, connaisseur des marchés lointains et informé des variations de la demande, le marchand-fabricant transpose dans le domaine de l'industrie la souplesse de l'entreprise commerciale. Le Brabant, la Normandie, la France moyenne l'emportent désormais.

Mais voici qu'apparaît un concurrent redoutable: le drap de Florence. Approvisionnée en laine anglaise grâce aux relations maritimes qui tendent à s'établir entre l'Italie et les pays de la mer du Nord, supportée par la formidable infrastructure financière et commerciale des compagnies florentines, l'industrie toscane bouleverse très vite la carte de l'économie européenne. Les draps toscans entrent en force sur un marché déjà bouleversé, pendant que les draps français voient se fermer le marché italien. À travers le marché italien, c'est le marché oriental qui est en cause. Jacques Cœur s'en préoccupera. Dans l'immédiat, ce déséquilibre des échanges avec l'Orient ne peut que retentir sur les flux du métal précieux qui soldent les grands courants commerciaux.

 

Les routes du commerce.

Les grands courants tiennent aux routes, c'est-à-dire aux moyens de transport. Et la carte des routes a beaucoup changé en 2 ou 3 générations. Un pont construit a suffi, vers 1237, pour ouvrir à la circulation régulière la liaison Milan-Bâle. On a vu s'ouvrir la route du Simplon, qui unit la Lombardie aux régions de la Saône et de la Moselle. Une voie nouvelle s'ouvre entre la Lombardie et la Vénétie, l'Autriche et la Bavière: une route essentielle, qui relie désormais Vérone à Augsbourg. Cette route qui unit l'Orient à la mer du Nord, passe maintenant par l'Allemagne et par le Rhin. Elle passait jusqu'ici par le Rhône, la Bourgogne et la Champagne, la Flandre. Le grand trafic qui animait vers 1310 le Valais et la Maurienne perd en 30 ans les 3/4 de son importance. Ce qui subsiste de trafic sur la route méridienne du Rhône et de la Saône, route que vivifie la présence d'Avignon, se tient pour la plus grande part à l'écart des routes intérieures du royaume de France. Alors que décline l'activité marchande des foires de Champagne, celle de Chalon-sur-Saône se développe, encouragée par le duc de Bourgogne. La grande route occidentale, celle des foires de Champagne et la plaque tournante du commerce européen, se serait peut-être défendue, en d'autres temps, en jouant des habitudes. Mais les temps ont changé. L'insécurité règne sur les routes de France, et la garantie des Valois ne vaut pas celle des Capétiens. Les hommes d'affaires s'en tirent en trouvant un domaine qui leur convient mieux. Ils font de Paris la première place financière du royaume. C'est le plus large des marchés de consommation; c'est aussi le mieux placé des centres de redistribution. Les Siennois et les Florentins l'ont déjà compris.

Une autre concurrence se dessine dès 1320. Ce sont les voies maritimes qui contournent par l'ouest les routes françaises. Italiens et Anglais y trouveront leur compte. C'est autant de trafics en moins pour vivifier l'économie du royaume de France. Les progrès de l'art de naviguer font maintenant du commerce maritime une réalité atlantique. La taille et la résistance des navires s'accroissent, les cartes et la boussole affranchissent des parcours côtiers, le gouvernail et l'amélioration des voilures offrent des possibilités meilleures de manœuvre. L'augmentation des tonnages réduit les coûts: pour les pondéreux, le transport de Chio à Bruges ne représente plus que 16 % de la valeur au détail. L'hiver n'existe plus guère. Même vers la mer du Nord, la navigation vénitienne ne cesse pratiquement pas. Ce qui rythme le trafic, c'est le caractère saisonnier du fret - sel, poisson, blé - et plus l'obstacle des intempéries.

La première caraque génoise a touché Bruges en 1277. On a vu la deuxième à Londres l'année suivante. 20 ans plus tard, les liaisons entre l'Italie et les ports du Nord deviennent fréquentes. Elles sont régulières vers 1320. Bruges s'impose comme le grand centre de distribution des produits de la Méditerranée à travers l'Europe du Nord. D'Alexandrie à Novgorod, le relais maritime est définitivement assuré. Gibraltar a tué les foires de Champagne. Cela, les Français le voient encore mal, absorbés par les difficultés politiques et par la dureté des temps. Les Bordelais exportent le vin gascon, mais les flottes sont anglaises. On en dirait autant des flottes qui relâchent à Bourgneuf pour approvisionner en sel les pays du Nord. Cabotage breton, pêche dieppoise, échanges rouennais avec l'Angleterre, ce sont là des entreprises à court rayon. Les Français laissent à d'autres l'audace sur mer et la grande aventure maritime. Génois et Vénitiens d'un côté, Anglais et Hollandais d'un autre, se taillent leur part du grand large.

 

La crise de la seigneurie.

Le cadre de l'économie industrielle n'est pas seul à craquer. Le cadre seigneurial de l'économie rurale s'effondre de toutes parts. Ce qui s'effondre en premier lieu, c'est le revenu foncier. Voilà 2 siècles que sont fixées la plupart des redevances dues par les paysans pour loyer perpétuel de leur "tenure ". Qui devait un denier de "cens" en 1100 doit toujours un denier en 1340. On n'avait pas prévu l'inflation. Entre 1100 et 1340, le denier a perdu les deux tiers de sa valeur. Mais telle seigneurie à laquelle 100 livres de revenu conféraient en 1120 un pouvoir d'achat de 20kg d'argent ne rapporte plus, en 1340, que la valeur d'un peu moins de 3kg de métal fin.

Cette lente érosion de la rente est sensible dès le milieu du XIIIème siècle; ses effets sont aggravés, au début du XIVème, par la stagnation des prix céréaliers. Les redevances en nature, les "champarts" qui sont le loyer des terres baillées tardivement, alors qu'on entrevoyait déjà le risque d'évanouissement des revenus stipulés en argent, les dîmes comptées en part des gerbes et des fruits, les rentes constituées payables en boisseaux et en setiers, tout cela ne croit pas à l'unisson des coûts que supporte la seigneurie: le coût des services salariés, le coût de l'outillage, le coût de la vie aristocratique, le coût des armes et de la chevauchée.

Même les accidents qui troublent la conjoncture ne suffisent pas à renverser la tendance. Les fortes mortalités - celle de 1315/1317 - font monter le prix du pain. Blés plus rares, et main-d'œuvre moins nombreuse, c'est le blé plus cher à la production. Mais c'est aussi le salaire des ouvriers agricoles est plus élevé, et les produits industriels plus coûteux. Le seigneur qui paie ses ouvriers et le paysan qui renouvelle ses outils de fer savent que la hausse du prix des blés leur rapporte peu. Seules les très grandes seigneuries peuvent profiter vraiment des flambées du marché. Les autres, qui voient leur revenu se dégrader lentement, le voient se dégrader tout autant quand la crise interrompt la stagnation des prix.

La cohérence interne du domaine se disloque pendant ce temps. La base, c'était la complémentarité des 2 parties de la seigneurie, la "réserve" en exploitation directe, la "censive" lotie à des tenanciers. Longtemps, les corvées dues par les tenanciers ont suffi pour l'essentiel à l'exploitation des "réserves". Maintenant, il n'y a plus rien à tirer des corvéables, et l'on doit payer des ouvriers agricoles.

Le corvéable, doit des "journées" pour certain type de travail. 2 jours de labour, 3 jours de charroi, mais pas de tâches pré-quantifiées Le corvéable est un homme qui vient lentement, qui travaille peu, qui prend le temps de manger et de boire, qui se repose à tout propos, qui décampe dès qu'il peut. Mais il exige d'être nourri convenablement. La corvée coûte donc cher au seigneur. Heureux est-il lorsqu'il peut transiger. Le travail du seigneur et le travail du paysan sont en concurrence dès lors qu'il faut rentrer la récolte ou vendanger quand le raisin est mûr. Le tenancier est donc prêt à payer pour ne plus devoir faire passer la moisson du seigneur avant la sienne. Il rachète ses corvées. Au début du XIVème siècle, nombreux sont les paysans "abornés" ou "abonnés": on a mis des bornes aux obligations. Mais l'abonnement est fixé en monnaie, et la monnaie fond. Mais le paysan est malin. Bien des communautés ont trouvé dans les mutations du domaine un moyen pour tout refuser, la corvée et l'abonnement. Il est aisé de s'entêter à vouloir accomplir son obligation et servir de ses bras, quand on sait que le seigneur a fini de lotir les terres sur lesquelles, jadis, se faisait le travail des corvéables. À quoi bon payer, si le seigneur n'a plus de champs à labourer?

La seigneurie est donc à la merci du salariat. La chose est sans gravité lorsque la main-d'œuvre abonde. Elle devient inquiétante lorsque les salaires montent cependant que plafonnent les prix céréaliers. Le revenu foncier supporte de moins en moins bien les investissements qui assureraient 1'entretien du fonds. La nécessité de paraître, dans les cours aussi bien qu'à la guerre, fait le reste, le seigneur délaisse sa seigneurie et l'exploite sans souci des lendemains. L'aristocratie préfère les fruits du service. Service de cour, service dans les offices de justice et d'administration, service à l'armée procurent les gages, les pensions, les soldes, les dons, voire les rançons.

Il y a bien les nouveaux riches, qui achètent, en mal de considération, les terres dont la vieille féodalité se défait. Bourgeois en quête de placements sûrs, citadins heureux d'assurer l'approvisionnement de leur hôtel, mais ils ne sont pas les entrepreneurs d'un remodèlement des systèmes d'exploitation. Ils ne suffisent pas à renverser le mouvement qui conduit à la dégradation de l'économie seigneuriale. Ces premières acquisitions bourgeoises ne sont au vrai que des placements: la ville n'a pas encore commencé d'animer la campagne. L'homme d'affaires n'a pas encore pris en main la gestion de la campagne, et le conseiller du roi n'a d'autre ambition, quand il achète une seigneurie, que d'imiter celui déjà doté par l'hérédité. Le seigneur ne voit plus l'avantage que trouvait son prédécesseur à conserver, pour l'exploiter lui-même, cette "réserve" qui était au cœur de la seigneurie et en assurait la cohésion. Alors, il achève de lotir.

Ce n'est pas au paysan moyen, déjà mal à l'aise sur sa tenure, que profitent ces nouveaux lotissements. Il serait bien incapable d'assumer tout à coup l'exploitation de parcelles sensiblement plus vastes. Le preneur de ces baux nouveaux, le "fermier" ou le "métayer" des anciennes réserves, c'est le coq de village, le bénéficiaire des plus grandes extensions de l'époque précédente, le détenteur des meilleurs outils et des plus robustes attelages. C'est celui dont les capacités d'investissement garantissent la mise en valeur des terres nouvellement baillées. Le paysan riche renforce sa position. Les fossés ne cessent donc de se creuser. Fossé entre le bourgeois opulent et l'ouvrier des industries textiles ou le manœuvre du bâtiment. Ils n'ont plus grand'chose de commun, sinon d'habiter en ville. Fossé, entre le laboureur aisé, propriétaire de ses mancherons et de ses greniers, et le journalier qui complète sur la terre des autres le maigre profit qu'il tire de la sienne. Il y a entre eux toutes les différences qui tiennent à la capacité de s'adapter, à la sécurité des lendemains, à la faculté de progresser. Dans la crise qui s'ouvre, les uns trouveront le moyen de surnager. Certains y gagneront. Les autres s'enfonceront. Nul ne sait que la guerre sera celle de Cent Ans et que la malnutrition des années pourries va favoriser la Peste noire.

(1) C'est le bocage qui apparaît, dans l'Ouest (Bretagne, Charente,...) mais aussi dans le Jura et le Massif central. Il ne cessera de s'étendre. En réaction à l'organisation communautaire des populations groupées et aux droits de la communauté (en matière d'élevage) sur les terres de chacun de ses membres, une mentalité nouvelle se manifeste, et signe de l'appropriation individuelle: la clôture. Elle est sécurité pour les troupeaux ou pour les cultures, elle se dresse pour ou contre les bêtes, elle est de haies ou de murs de pierres sèches, mais elle n'a qu'un sens: chacun chez soi.

  

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20 octobre 2001

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références bibliographiques