L'étendue
des terres cultivées se fige, le paysage
s'enracine: des haies viennent souligner l'individualisme
paysan et affirmer un type d'économie
(1)
.
Les débuts d'un capitalisme rural favorisent ce
mouvement. Le paysan peut disposer d'un outillage
meilleur et s'il doit emprunter, il a d'autres recours
que les notables de son village. Son endettement le rend
tout aussi dépendant, mais moins de la
communauté villageoise. Chacun se
débrouille de son côté.
Dans
cet univers qui touche à ses limites, l'homme
bouge. Mouvement qui pousse ambitieux ou
faméliques vers les profits - supposés ou
réels - de la ville, et qui conduit de la petite
à la grande ville, le marchand ou l'avocat
audacieux. Victime d'une démographie
catastrophique, la ville se renouvelle sans cesse, car on
ne naît pas à la ville. L'instabilité
professionnelle multiplie les célibataires,
manuvres à la journée ou domestiques.
La ville, n'est pas riche de ses enfants, elle l'est des
enfants, nombreux, de la campagne voisine, où la
terre commence à manquer.
Une
journée de marche - 30 ou 40 km - définit
le rayon d'attraction de la ville, une attraction faite
de voyages antérieurs et de cousins établis
dans la place. Mais on peut trouver à
Périgueux des Bretons, des Picards, et des
Béarnais. La métropole rayonne bien
au-delà. Paris se peuple d'un flux régulier
de Normands, de Champenois, de Bretons, d'Auvergnats.
Petite ou grande, la ville fait éclater son
enceinte. Une enceinte qui date souvent de 1200, ou 1220,
peu entretenu le mur s'écroule, les brèches
s'élargissent, les portes ont perdu leurs vantaux.
Autour, les maisons s'agglutinent, indéfendables
en cas de siège, elles sont d'admirables voies
d'approche pour d'éventuels assiégeants.
Mais, sauf sur le front de Guyenne ou celui de Flandre
qui se soucie de prévoir une guerre de
siège? Le réveil sera dur quand il faudra,
de toute urgence réparer, reconstruire, agrandir
ces fortifications qui seront, au début de la
guerre, la grande dépense des municipalités
françaises. Moulins et fours à pain,
tanneries et tuileries, tout ce que les citadins refusent
dans l'enceinte s'est établi à l'aise hors
les murs. La ville ne saurait plus vivre sans ses
faubourgs. Ils sont la place libre, autant que la
liberté d'entreprendre à l'écart des
contraintes corporatives.
La
France est riche en hommes, la démographie a
totalement explosée. Elle ne l'est pas moins des
ressources de son sol. Normands et Picards exportent leur
blé vers l'Angleterre et les pays nordiques. Le
vin de Gascogne est l'une des importations essentielles
de Southampton et de Bruges. Le sel de Berre se vend
à Gênes, celui de Bourgneuf et de
Guérande dans toute l'Europe du Nord,
jusqu'à Novgorod. Mettant en uvre des
flottes entières, ces trafics font aussi la
fortune des centres de distribution: Paris, Arras ou
Toulouse. Ils engendrent des brassages humains, des
mouvements d'argent, tous moyens par lesquels l'homme du
XIVème siècle prend la mesure du monde. On
voit des Allemands à La Rochelle, des Portugais
à Rouen, Flamands, Bretons, Anglais, Castillans
même, relâchent à Bordeaux. Les
banquiers toscans tiennent le haut du pavé
parisien.
L'élevage
suffit à fournir la viande aussi bien que les
bêtes de trait. Les pêcheurs de Dieppe et de
Boulogne approvisionnent la France en caques de harengs.
On chasse, on pêche. La France se
nourrit.
Pour le
tissage, les Français trouvent chez eux
l'essentiel de leurs matières premières:
laine de Normandie, de Languedoc, de Provence, la
guède de Picardie et le pastel de Languedoc font
concurrence aux produits de l'Orient, pour la teinture
des draps bleus. La France manque d'étain et le
bronze n'est pas son fort, mais elle produit son fer
(Normandie, Champagne, Alpes et Pyrénées).
Elle a du cuivre en Lyonnais; du plomb en Comminges. On
ne manque pas d'énergie. Toutes les
rivières sont maintenant équipées de
moulins. L'un moud le blé, l'autre foule le drap.
Le moulin attise le foyer des forges, entraîne la
scie, martèle le fer, écrase le chanvre. Il
est l'âme de la papeterie naissante. Du minerai, du
bois, de l'eau, cela suffit à peupler les villages
et les villes de ferrons, de couteliers, de chaudronniers
et d'affûteurs en tout genre. La technicité
triomphe. Ce qui bloque encore, c'est la stagnation
technologique: on n'a guère fait de
découvertes depuis 1000 ans. On vient de
généraliser 2 outils qui ouvrent les routes
maritimes: la boussole (pour s'éloigner des
côtes), et le gouvernail d'étambot qui
affranchit le marin de la sujétion des vents. Le
capitalisme aidant - on s'associe pour armer un navire -
les tonnages pourront croître sans que diminue la
maniabilité. Pour le reste, tout est connu, ou
presque, depuis l'Antiquité: les rouages, les
roues dentées, les leviers... Seule apparition
notable: l'arbre à cames qui transforme le
mouvement et le fait rectiligne. Si l'on invente peu, on
bricole beaucoup. Ainsi s'améliore l'outillage: la
charrue gagne sur l'araire, le vérin à vis
sur le levier, le vilebrequin sur la pointe rougie au
feu.
La
circulation des hommes, et des marchandises n'a pas fait
d'autre progrès que celui des tonnages maritimes.
Un cavalier fait rarement plus de 50 km /jour; un chariot
n'en font normalement pas 30, Le navire en couvre 100
à 150, mais ses routes contournent les terres, et
il souffre des attentes au chargement et des
journées où l'on espère le vent. Le
chariot met 2 ou 3 semaines de Toulouse à Paris.
Le bateau met 3 mois pour aller de Venise à
Bruges. C'est dire l'immobilisation des capitaux et la
faiblesse des rendements financiers. De toutes parts,
cependant, des mutations s'amorcent. Elles vont remodeler
la carte des activités et troubler les rapports
sociaux fixés en un temps d'expansion
déjà révolu.
La
vie et la mort.
Les
hommes de ce temps sont conscients de ce monde
déjà trop peuplé, les lendemains
seront problématiques. Ce paysan qui retarde un
mariage qu'il souhaite mais qu'il redoute sait que si
exiguë que soit sa terre, il faudra un jour la
partager entre ses héritiers. L'artisan ne
tergiverse pas moins, son atelier est capable de le
nourrir, pas d'entretenir 2 ou 3 familles. Et tout le
monde sait ce qu'il en coûte de se marier. Le riche
renâcle, le pauvre diffère. Le curé y
perd, et la morale aussi. Le concubinage coûte
moins cher que le mariage.
Tant
que le chômage ne menace pas, les plus pauvres ont
le vivre et le couvert assurés s'ils restent
garçons: le manouvrier, le journalier agricole, le
valet des métiers urbains savent qu'ils ne peuvent
fonder une famille sans un endettement garanti par leurs
seuls bras. Prendre femme, c'est se livrer pieds et
poings liés. Ne parlons pas de la fille à
qui son mari rappellera qu'il l'a prise sans dot. Des
compagnons passent leur vie dans une soupente, apaisant
de temps à autre leur tempérament avec une
prostituée à bon marché, des
journaliers ne connaissent, d'autre chaleur que celle des
bêtes dont ils partagent l'écurie. Le
bourgeois s'en tire mieux, même s'il entend ne pas
diviser à l'excès le capital amassé.
Il se marie tard, épouse une fille jeune, qui est
rapidement mère. À 18 ans, une fille non
mariée commence à préoccuper
l'honnête négociant et de l'avocat bien
établi. Les enfants se succèdent, mais
moins vite que l'on ne croit. 18 mois, deux ans, c'est la
moyenne. Au-delà, la femme ferait mauvaise figure.
La mort en couches n'est pas un mythe. On se remarie. Le
veuf n'y a aucune peine, et l'écart d'âge
entre les conjoints s'accroît.
Mais le
mari vieillit, et les épousailles d'un
quadragénaire et d'une jeunette font à la
fin une veuve. Si elle n'apporte rien, la veuve pourrait
bien rester en peine. Les secondes noces sont en revanche
assurées si elle hérite, si elle tient
boutique, si elle transmet le droit à l'exercice
du métier de son premier mari. La veuve de 25 ou
30 ans se remarie assez bien, pourvu qu'elle soit sage,
la célibataire du même âge n'a
quasiment plus de chances. Mais que la veuve ne fasse pas
trop la difficile, l'on épouse une veuve par
intérêt. Les années passent. Le
ménage qui vieillit espace les naissances bien
avant la ménopause. C'est le temps de la
continence. Au reste, l'honnête femme aime mieux
voir son mari aller aux étuves où sont les
filles, voire entretenir une maîtresse pas trop
exigeante, qu'être encore enceinte à 40 ans.
Main-d'uvre gratuite ou bouche inutile, la vieille
fille est au foyer de son père ou de son
frère. La veuve aisée vit de son revenu et
régente ses gendres; Moins favorisée, la
veuve qui doit tout à ses enfants; on lui fait
sentir. Certaines ne survivent qu'en acceptant la
charité ou en louant leur corps. Quant aux fils
cadets que l'on n'a guère poussés au
mariage, ils sont valets de leur frère, ils
cherchent une moindre misère comme salariés
d'autrui, ils offrent leur bras à un capitaine en
mal de constituer une compagnie.
Bien
sûr, il y a des familles exceptionnelles: 20
enfants de la même mère. Mais c'est rare. Le
plus souvent, la femme qui n'est pas morte en couches
pourra donner 6 ou 8 enfants à son mari. 2, 3 ou 4
auront survécu. Mais ce sont des chiffres moyens:
un peu plus à la campagne, où les maladies
contagieuses de l'enfance sont moins graves qu'en ville,
un peu moins à la ville chez le bourgeois,
beaucoup moins chez le pauvre qui hésite à
se marier et qui voit ses enfants, lorsqu'il en a,
pâtir à la fois du manque d'hygiène
et de la sous-alimentation. Lorsque vient pour le
père l'âge de songer à son testament,
il ne lui reste que 2 ou 3 enfants (en fait 2,6 en
moyenne).
Avec
tous les degrés qui vont de la malnutrition
quotidienne à la disette meurtrière, la
faim est là, qui frappe et menace une
société où 3 siècles de
cultures élargies et de rendements
améliorés l'avaient fait oublier. On l'a vu
lors de l'effroyable famine (1315-1317). Cependant, la
France de 1340 est un pays où chacun trouve normal
de manger, plus ou moins agréablement, à sa
faim. On mange même assez convenablement. Mais on
sait que rien n'est jamais acquis La base de la
nourriture, ce sont les "blés", cela donne du pain
d'orge ou de seigle plus rarement du blanc froment. On
les mange en bouillies, en galette. Si les blés ne
suffisent pas, les châtaignes font une excellente
galette, les glands une exécrable bouillie. Les
pois, fèves et vesces sont la base consistante de
bien des repas. Quant à la soupe, aux choux quand
on le peut, aux "herbes" quand les temps sont durs.
Farine et farineux entrent pour une bonne moitié,
parfois pour les 3/4 de l'alimentation. La viande et le
poisson n'y font que 30 % chez les gens à l'aise,
5 % chez les moins favorisés de ceux qui mangent.
Ces proportions varient très sensiblement selon
l'année, selon les prix. Mais on mange quand
même assez régulièrement du
buf, du mouton ou du porc. Le porc tient un
rôle essentiel: il est le régulateur tout au
long de l'année. On le sale, et on le
répartit sur les 12 mois. Le saloir, c'est la
sécurité. De même qu'il y a peu de
gens pour ignorer tout à fait le goût du
pain blanc, il y en a peu qui ne puissent manger un peu
de viande 1 ou 2 fois par semaine. N'oublions pas la
volaille, les ufs, le fromage. Ils font
l'équilibre de l'alimentation courante et mettent
la population à l'abri des carences les plus
graves. Et puis, il y a le poisson. Les pêcheurs de
Dieppe et de Boulogne approvisionnent toute la France en
harengs et en maquereaux. La gamme est étendue, de
l'esturgeon jusqu'aux seiches qui sont le poisson du
pauvre, du hareng saur qu'on achemine par convois entiers
jusqu'au hareng "nouvelet" qu'un cheval rapide porte tout
frais (?) sur les tables opulentes.
Même
s'il s'abstient, pour ne pas risquer la corde, de
braconner le paysan mange de la tanche et de la carpe
comme il mange du lapin. On pêche
systématiquement le moindre cours d'eau, le plus
petit étang. Les villes louent à
l'année leurs fossés aux entrepreneurs de
pêche. Elles mettent à prix le droit de
tendre des lignes à l'aplomb des maisons
riveraines, celui de poser un filet d'une barque
amarrée dans le courant, celui de pêcher
"à la verge "du haut d'un pont.
Sols et
climat font que le vin ne manque jamais. On voit des
vignes en Cotentin aussi bien qu'en Picardie. Plus ou
moins cher selon l'année et selon la saison, ce
vin est souvent médiocre et se conserve fort mal.
Rares sont les vins encore agréables à
boire au bout de l'an. Le vin est sur toutes les tables
et dans toutes les tavernes. Il est la moins mauvaise des
potions que prescrivent la "médecine". Il
désaltère l'été, il
réchauffe l'hiver. On aurait tort d'oublier cette
fonction calorifique: on n'a pas encore d'autre tonique.
Tout le monde ne peut s'offrir le vin de Gascogne, de
Beaune ou d'Auxerrois, qui voyagent à grands
frais. Mais, le Parisien fait grand cas du vin de
Chaillot, d'Argenteuil, ou de Clamart. Comme les
côtes du Rhône ou de Moselle, le val de Loire
aligne des vignobles dont le produit voyage mal, mais qui
régalent le pays alentour. Quand le
Français ne boit que de l'eau, c'est vraiment que
les choses vont mal. Quant à la cervoise d'orge
que l'on brasse dans le nord, elle n'a pas encore la
qualité des bières anglaises. Mais à
Lille, le vin double son prix par le transport et les
marchands. La cervoise est ce que l'on boit dans
l'attente du jour où l'on s'offrira un meilleur
pichet.
Tout
cela est précaire: si l'on mange à sa faim,
si l'on boit à sa soif, on n'a ni marge ni
réserves. On a donné la
préférence à l'orge sur le froment
parce que le grain d'orge en rend 6 ou 10. Mais on est
aux limites du progrès. Dans la plupart des cas,
les rendements ne dépassent pas 3 ou 4. Les
pratiques rationnelles, l'assolement par exemple, n'en
sont encore qu'à leurs balbutiements. C'est
lentement que progresse l'assolement triennal qui diminue
la jachère improductive. Les chemins qui se
multiplient sont autant de labours en moins. L'outillage
reste à la mesure de lopins que les successions ne
cesse de diviser. C'est dire que l'on n'est jamais
sûr de la soudure. À plus forte raison la
subsistance du paysan et l'approvisionnement du citadin
sont-ils compromis par une mauvaise récolte. Il
n'y a pas de réserves. Une mauvaise saison suffit
à la catastrophe.
Les
dernières illusions datent des années 1300.
Manger passait alors pour chose tout à fait
normal. La famine, on avait eu le temps de l'oublier.
Trois générations venaient de passer sans
la connaître. L'été pourri de 1315
est donc apparu comme une punition des cieux. La pluie
sans fin et la récolte qui pourrit sur place
s'explique aisément par l'intervention de la
justice immanente. Dans l'hiver, le prix des blés
tripla. L'été suivant, il fallait bien se
rendre à l'évidence: le beau temps
n'était pas la donnée permanente que l'on
avait cru. Le deuxième hiver fut plus dur que le
premier: les dernières réserves avaient
fondu. On mourait déjà de faim dans
quelques villes du Nord quand un troisième
été pourri acheva, en 1317 d'accabler le
monde. On s'en est remis, mais on a pris des habitudes.
La tendance au refroidissement général,
l'humidité croissante, tout cela devient
évident. Il ne s'agit plus d'élargir les
clairières, de conquérir des terres,
d'accroître des rendements. Il faut tout simplement
protéger les cultures, assurer la semence,
répartir le peu qu'on en garde sur les terres les
plus fertiles. Le temps n'est plus de labourer n'importe
quoi. Le temps des choix est venu.
Les
crises de l'industrie.
Si la
campagne française est diverse, le monde des
villes l'est encore plus. Les grandes villes de Flandre
et d'Artois connaissent déjà la crise, les
petites villes vivent dans la demie euphorie d'une petite
prospérité. Déjà, les signes
avant-coureurs de la dépression se laissent
percevoir de-ci de-là. Les crises
monétaires - après 1303, après 1340
- secouent les rentiers, les créanciers, les
débiteurs, les locataires. La croissance dont on
était inconscient devient perceptible dès
lors qu'elle cesse. L'essor démographique
s'achève, et les citadins qui voient leur ville se
dépeupler soudain le sentent bien.
Le
monde de l'industrie connaît sa première
crise grave. Elle frappe la draperie de laine,
ordonnée entre drap de luxe produit par quelques
grandes villes: Bruges, Arras, Rouen ou Paris, et le drap
très commun de nombreuses petites villes, voire
des ateliers ruraux. D'une part un drap épais qui
fait l'élégance de la longue robe, un drap
que l'on teint des précieux colorants de l'Orient.
De l'autre un drap mince, offrant moins de chaleur et de
moelleux, aux couleurs plus ternes. Il y a le drap
pourpre, et il y a la brunette. Les métiers
urbains s'enlisent dans des réglementations
excessives, un protectionnisme aux vues étroites,
une fixité des types de production inspirée
d'un souci obstiné de la tradition. Drap immuable,
couleur immuable, on fabrique à haut prix, mais
à quoi bon, s'en préoccuper quand la
concurrence est corsetée? Fouler aux pieds vaut
mieux que fouler au moulin hydraulique, et le rouet passe
pour une dangereuse nouveauté. Ainsi le carcan
tue-t-il toute velléité d'initiative et de
renouvellement. Adapter la production à la demande
du marché est chose inconcevable.
Deux
obstacles sur la voie de cette croissance dans la
continuité. L'un est l'obstacle que met le
système corporatif au développement d'une
industrie capitaliste. L'autre, c'est la rapide
évolution de la mode. Voici que l'on
préfère les vêtements légers
et les habits ajustés. C'est le temps des premiers
pourpoints, celui des hauts-de-chausses, des jaquettes
à courtes basques. La hiérarchie nouvelle
des valeurs de la mode place désormais le drap de
soie, généralement importé de
Toscane. La broderie s'y ajoute, au gré de
tisserands ingénieux. Pour ceux dont la
prospérité tenait aux draperies de laine
les plus prestigieuses, le coup est dur. Douai,
Saint-Omer, Rouen subissent la récession. Arras se
reconvertit dans la tapisserie de haute lisse pour
l'ameublement. La draperie parisienne disparaît
purement et simplement: les derniers tisserands vont
s'établir dans les bourgs voisins hors d'atteinte
de deux maux dont ils commencent de sentir le poids: la
fiscalité municipale et la réglementation
corporative.
En
bouleversant le marché européen, la guerre
des laines vient accélérer une mutation
déjà fort avancée. On va
découvrir en France les vertus du mouton
mérinos de Castille qui en font une matière
première bon marché, mieux adaptée
aux nouveaux besoins de la clientèle. Les produits
seront moins prestigieux, mais ils seront plus
variés. Ce qu'on veut, c'est changer. Cet essor
industriel des campagnes, des petits centres laisse aux
fabricants plus d'initiatives offre aux capitalistes un
champ d'action nouveau. À la fois marchands de
matières premières et de produits finis,
bailleurs de fonds d'une chaîne technique qui fait
se succéder 15 ou 20 artisans différents,
ces hommes d'argent se font organisateurs. Maître
des approvisionnements, connaisseur des marchés
lointains et informé des variations de la demande,
le marchand-fabricant transpose dans le domaine de
l'industrie la souplesse de l'entreprise commerciale. Le
Brabant, la Normandie, la France moyenne l'emportent
désormais.
Mais
voici qu'apparaît un concurrent redoutable: le drap
de Florence. Approvisionnée en laine anglaise
grâce aux relations maritimes qui tendent à
s'établir entre l'Italie et les pays de la mer du
Nord, supportée par la formidable infrastructure
financière et commerciale des compagnies
florentines, l'industrie toscane bouleverse très
vite la carte de l'économie européenne. Les
draps toscans entrent en force sur un marché
déjà bouleversé, pendant que les
draps français voient se fermer le marché
italien. À travers le marché italien, c'est
le marché oriental qui est en cause. Jacques
Cur s'en préoccupera. Dans
l'immédiat, ce déséquilibre des
échanges avec l'Orient ne peut que retentir sur
les flux du métal précieux qui soldent les
grands courants commerciaux.
Les
routes du commerce.
Les
grands courants tiennent aux routes, c'est-à-dire
aux moyens de transport. Et la carte des routes a
beaucoup changé en 2 ou 3
générations. Un pont construit a suffi,
vers 1237, pour ouvrir à la circulation
régulière la liaison Milan-Bâle. On a
vu s'ouvrir la route du Simplon, qui unit la Lombardie
aux régions de la Saône et de la Moselle.
Une voie nouvelle s'ouvre entre la Lombardie et la
Vénétie, l'Autriche et la Bavière:
une route essentielle, qui relie désormais
Vérone à Augsbourg. Cette route qui unit
l'Orient à la mer du Nord, passe maintenant par
l'Allemagne et par le Rhin. Elle passait jusqu'ici par le
Rhône, la Bourgogne et la Champagne, la Flandre. Le
grand trafic qui animait vers 1310 le Valais et la
Maurienne perd en 30 ans les 3/4 de son importance. Ce
qui subsiste de trafic sur la route méridienne du
Rhône et de la Saône, route que vivifie la
présence d'Avignon, se tient pour la plus grande
part à l'écart des routes
intérieures du royaume de France. Alors que
décline l'activité marchande des foires de
Champagne, celle de Chalon-sur-Saône se
développe, encouragée par le duc de
Bourgogne. La grande route occidentale, celle des foires
de Champagne et la plaque tournante du commerce
européen, se serait peut-être
défendue, en d'autres temps, en jouant des
habitudes. Mais les temps ont changé.
L'insécurité règne sur les routes de
France, et la garantie des Valois ne vaut pas celle des
Capétiens. Les hommes d'affaires s'en tirent en
trouvant un domaine qui leur convient mieux. Ils font de
Paris la première place financière du
royaume. C'est le plus large des marchés de
consommation; c'est aussi le mieux placé des
centres de redistribution. Les Siennois et les Florentins
l'ont déjà compris.
Une
autre concurrence se dessine dès 1320. Ce sont les
voies maritimes qui contournent par l'ouest les routes
françaises. Italiens et Anglais y trouveront leur
compte. C'est autant de trafics en moins pour vivifier
l'économie du royaume de France. Les
progrès de l'art de naviguer font maintenant du
commerce maritime une réalité atlantique.
La taille et la résistance des navires
s'accroissent, les cartes et la boussole affranchissent
des parcours côtiers, le gouvernail et
l'amélioration des voilures offrent des
possibilités meilleures de manuvre.
L'augmentation des tonnages réduit les
coûts: pour les pondéreux, le transport de
Chio à Bruges ne représente plus que 16 %
de la valeur au détail. L'hiver n'existe plus
guère. Même vers la mer du Nord, la
navigation vénitienne ne cesse pratiquement pas.
Ce qui rythme le trafic, c'est le caractère
saisonnier du fret - sel, poisson, blé - et plus
l'obstacle des intempéries.
La
première caraque génoise a touché
Bruges en 1277. On a vu la deuxième à
Londres l'année suivante. 20 ans plus tard, les
liaisons entre l'Italie et les ports du Nord deviennent
fréquentes. Elles sont régulières
vers 1320. Bruges s'impose comme le grand centre de
distribution des produits de la
Méditerranée à travers l'Europe du
Nord. D'Alexandrie à Novgorod, le relais maritime
est définitivement assuré. Gibraltar a
tué les foires de Champagne. Cela, les
Français le voient encore mal, absorbés par
les difficultés politiques et par la dureté
des temps. Les Bordelais exportent le vin gascon, mais
les flottes sont anglaises. On en dirait autant des
flottes qui relâchent à Bourgneuf pour
approvisionner en sel les pays du Nord. Cabotage breton,
pêche dieppoise, échanges rouennais avec
l'Angleterre, ce sont là des entreprises à
court rayon. Les Français laissent à
d'autres l'audace sur mer et la grande aventure maritime.
Génois et Vénitiens d'un côté,
Anglais et Hollandais d'un autre, se taillent leur part
du grand large.
La
crise de la seigneurie.
Le
cadre de l'économie industrielle n'est pas seul
à craquer. Le cadre seigneurial de
l'économie rurale s'effondre de toutes parts. Ce
qui s'effondre en premier lieu, c'est le revenu foncier.
Voilà 2 siècles que sont fixées la
plupart des redevances dues par les paysans pour loyer
perpétuel de leur "tenure ". Qui devait un denier
de "cens" en 1100 doit toujours un denier en 1340. On
n'avait pas prévu l'inflation. Entre 1100 et 1340,
le denier a perdu les deux tiers de sa valeur. Mais telle
seigneurie à laquelle 100 livres de revenu
conféraient en 1120 un pouvoir d'achat de 20kg
d'argent ne rapporte plus, en 1340, que la valeur d'un
peu moins de 3kg de métal fin.
Cette
lente érosion de la rente est sensible dès
le milieu du XIIIème siècle; ses effets
sont aggravés, au début du XIVème,
par la stagnation des prix céréaliers. Les
redevances en nature, les "champarts" qui sont le loyer
des terres baillées tardivement, alors qu'on
entrevoyait déjà le risque
d'évanouissement des revenus stipulés en
argent, les dîmes comptées en part des
gerbes et des fruits, les rentes constituées
payables en boisseaux et en setiers, tout cela ne croit
pas à l'unisson des coûts que supporte la
seigneurie: le coût des services salariés,
le coût de l'outillage, le coût de la vie
aristocratique, le coût des armes et de la
chevauchée.
Même
les accidents qui troublent la conjoncture ne suffisent
pas à renverser la tendance. Les fortes
mortalités - celle de 1315/1317 - font monter le
prix du pain. Blés plus rares, et
main-d'uvre moins nombreuse, c'est le blé
plus cher à la production. Mais c'est aussi le
salaire des ouvriers agricoles est plus
élevé, et les produits industriels plus
coûteux. Le seigneur qui paie ses ouvriers et le
paysan qui renouvelle ses outils de fer savent que la
hausse du prix des blés leur rapporte peu. Seules
les très grandes seigneuries peuvent profiter
vraiment des flambées du marché. Les
autres, qui voient leur revenu se dégrader
lentement, le voient se dégrader tout autant quand
la crise interrompt la stagnation des prix.
La
cohérence interne du domaine se disloque pendant
ce temps. La base, c'était la
complémentarité des 2 parties de la
seigneurie, la "réserve" en exploitation directe,
la "censive" lotie à des tenanciers. Longtemps,
les corvées dues par les tenanciers ont suffi pour
l'essentiel à l'exploitation des
"réserves". Maintenant, il n'y a plus rien
à tirer des corvéables, et l'on doit payer
des ouvriers agricoles.
Le
corvéable, doit des "journées" pour certain
type de travail. 2 jours de labour, 3 jours de charroi,
mais pas de tâches pré-quantifiées Le
corvéable est un homme qui vient lentement, qui
travaille peu, qui prend le temps de manger et de boire,
qui se repose à tout propos, qui décampe
dès qu'il peut. Mais il exige d'être nourri
convenablement. La corvée coûte donc cher au
seigneur. Heureux est-il lorsqu'il peut transiger. Le
travail du seigneur et le travail du paysan sont en
concurrence dès lors qu'il faut rentrer la
récolte ou vendanger quand le raisin est
mûr. Le tenancier est donc prêt à
payer pour ne plus devoir faire passer la moisson du
seigneur avant la sienne. Il rachète ses
corvées. Au début du XIVème
siècle, nombreux sont les paysans "abornés"
ou "abonnés": on a mis des bornes aux obligations.
Mais l'abonnement est fixé en monnaie, et la
monnaie fond. Mais le paysan est malin. Bien des
communautés ont trouvé dans les mutations
du domaine un moyen pour tout refuser, la corvée
et l'abonnement. Il est aisé de s'entêter
à vouloir accomplir son obligation et servir de
ses bras, quand on sait que le seigneur a fini de lotir
les terres sur lesquelles, jadis, se faisait le travail
des corvéables. À quoi bon payer, si le
seigneur n'a plus de champs à labourer?
La
seigneurie est donc à la merci du salariat. La
chose est sans gravité lorsque la
main-d'uvre abonde. Elle devient inquiétante
lorsque les salaires montent cependant que plafonnent les
prix céréaliers. Le revenu foncier supporte
de moins en moins bien les investissements qui
assureraient 1'entretien du fonds. La
nécessité de paraître, dans les cours
aussi bien qu'à la guerre, fait le reste, le
seigneur délaisse sa seigneurie et l'exploite sans
souci des lendemains. L'aristocratie
préfère les fruits du service. Service de
cour, service dans les offices de justice et
d'administration, service à l'armée
procurent les gages, les pensions, les soldes, les dons,
voire les rançons.
Il y a
bien les nouveaux riches, qui achètent, en mal de
considération, les terres dont la vieille
féodalité se défait. Bourgeois en
quête de placements sûrs, citadins heureux
d'assurer l'approvisionnement de leur hôtel, mais
ils ne sont pas les entrepreneurs d'un
remodèlement des systèmes d'exploitation.
Ils ne suffisent pas à renverser le mouvement qui
conduit à la dégradation de
l'économie seigneuriale. Ces premières
acquisitions bourgeoises ne sont au vrai que des
placements: la ville n'a pas encore commencé
d'animer la campagne. L'homme d'affaires n'a pas encore
pris en main la gestion de la campagne, et le conseiller
du roi n'a d'autre ambition, quand il achète une
seigneurie, que d'imiter celui déjà
doté par l'hérédité. Le
seigneur ne voit plus l'avantage que trouvait son
prédécesseur à conserver, pour
l'exploiter lui-même, cette "réserve" qui
était au cur de la seigneurie et en assurait
la cohésion. Alors, il achève de
lotir.
Ce
n'est pas au paysan moyen, déjà mal
à l'aise sur sa tenure, que profitent ces nouveaux
lotissements. Il serait bien incapable d'assumer tout
à coup l'exploitation de parcelles sensiblement
plus vastes. Le preneur de ces baux nouveaux, le
"fermier" ou le "métayer" des anciennes
réserves, c'est le coq de village, le
bénéficiaire des plus grandes extensions de
l'époque précédente, le
détenteur des meilleurs outils et des plus
robustes attelages. C'est celui dont les capacités
d'investissement garantissent la mise en valeur des
terres nouvellement baillées. Le paysan riche
renforce sa position. Les fossés ne cessent donc
de se creuser. Fossé entre le bourgeois opulent et
l'ouvrier des industries textiles ou le manuvre du
bâtiment. Ils n'ont plus grand'chose de commun,
sinon d'habiter en ville. Fossé, entre le
laboureur aisé, propriétaire de ses
mancherons et de ses greniers, et le journalier qui
complète sur la terre des autres le maigre profit
qu'il tire de la sienne. Il y a entre eux toutes les
différences qui tiennent à la
capacité de s'adapter, à la
sécurité des lendemains, à la
faculté de progresser. Dans la crise qui s'ouvre,
les uns trouveront le moyen de surnager. Certains y
gagneront. Les autres s'enfonceront. Nul ne sait que la
guerre sera celle de Cent Ans et que la malnutrition des
années pourries va favoriser la Peste
noire.
(1)
C'est le bocage qui apparaît, dans l'Ouest
(Bretagne, Charente,...) mais aussi dans le Jura et le
Massif central. Il ne cessera de s'étendre. En
réaction à l'organisation communautaire des
populations groupées et aux droits de la
communauté (en matière d'élevage)
sur les terres de chacun de ses membres, une
mentalité nouvelle se manifeste, et signe de
l'appropriation individuelle: la clôture. Elle est
sécurité pour les troupeaux ou pour les
cultures, elle se dresse pour ou contre les bêtes,
elle est de haies ou de murs de pierres sèches,
mais elle n'a qu'un sens: chacun chez soi.
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