CHAPITRE
1er - LES ORIGINES: 1638-1664
Il va
sans dire que les Français dans leur recherche
d'escales sur la route de l'Inde, ne
procédèrent nullement par déduction
méthodique ; leur action fut toute empirique,
inspirée par le désir d'imiter les
Hollandais et de s'assurer les mêmes avantages
qu'ils avaient au Cap. Le hasard ne fut même pas
étranger à certaines de leurs entreprises
surtout à l'origine de leur apparition dans
l'Océan Indien.
Ainsi,
l'initiative particulière faillit procurer
à la France une excellente relâche sur la
route des Indes avant même que son commerce ne s'y
fût porté, la future Ile de France
elle-même à partir de 1630 environ,
d'entreprenants marchands de Dieppe armèrent des
navires pour Madagascar et les lles voisines, surtout
pour en rapporter de l'ébène (1) le plus
remarquable de ces voyages est celui de Cauche, l'auteur
du premier livre détaillé sur Madagascar
(2). Mais
1. Voir Guet, Les origines de l'île Bourbon, p. 42, Malotet, Étienne de Flacourt, p. 36
2. Morizot, Relations véritables et curieuses de l'Ile de Madagascar et du Brésil, voyage de François Cauche, Paris, 1651.
Cauche reconnaît dans son avertissement au lecteur, qu'il n'est point lui-même l'auteur de ce récit mais que le sieur Morizot,
qui l'avait reçu chez lui à Dieppe lors de son retour, "ayant appris de moi mon voyage, le mit par écrit."
Nous
croyons, plus encore que M. Grandidier (3) qu'on ne peut
accepter sans fortes réserves le récit de
ses allées et venues ; les erreurs, volontaires ou
non, y sont nombreuses et une bonne partie manifestement
inexacte. Sans entrer dans une critique
détaillée de cet ouvrage, nous n'en
retiendrons que ce qui concerne l'entreprise de
l'île Maurice. Cauche ne relate qu'un seul voyage ;
il serait parti de Dieppe sur le Saint-Alexis, capitaine
Alonse Goubert, le 15 janvier 1638. pour faire la course
sur les vaisseaux espagnols, et dans la mer Rouge sur les
Mores et les Gentils ; en route, ou devait laisser une
habitation à Maurice. Après diverses
aventures, le vaisseau parvient dans les eaux des
Mascareignes; il aborde le 25 juin a l'île
Diégo Rois (Rodrigues). " Nous y descendîmes
et y abordâmes les armes de France contre un tronc
d'arbre par les mains de Salomon Gobert (troisième
pilote). Notre navire fut toujours en mer, n'ayant pu
ancrer, le fond y étant trop bas "(4). Puis ils
vont à Mascareigne, déserte comme la
précédente : " Nous y arborâmes aussi
les armes du Roi". Cauche, qui n'y séjourna que 24
heures, eut néanmoins le temps de constater
l'abondance en cette île d'eau excellente, de
gibier, poisson - et fruits. Enfin ils allèrent
à Sainte-Appollonie "en l'intention de l'habiter",
mais, étant entrés au port du S. E., ils
trouvèrent la place prise par les Hollandais qui y
bâtissaient un fort et avaient donné
à l'île le nom de Maurice. Il fut permis aux
Français d'y entrer, de pécher et chasser ;
24 heures après, ils vont ancrer au port du N O.
défendu par six Hollandais ; il y avait là
un navire anglais de 500 tx. venant de Bantam
chargé d'épices: les Anglais offrirent
à Goubert de l'aider à chasser les
Hollandais de l'île; mais les Français n'y
voulurent point consentir, à cause de l'alliance
qui unissait la France aux Provinces Unies et, au bout de
quinze jours, ils quittèrent l'île pour
aller fonder fin juillet à Madagascar
l'établissement de la baie de Sainte Luce.
Après six mois de séjour, la petite colonie
française, décimée par les maladies,
se transporte au port Sainte Claire, à huit lieues
plus au Sud ou elle végéta un an entier.
Ce
récit de Gauche a été
généralement accepté, dates
comprises, notamment par Guet et Malotet : or il ne
paraît vrai qu'en partie et fort incomplet si on le
rapproche des documents hollandais relatifs à
l'occupation de Maurice. Il y eut, non pas un, mais deux
voyages du Saint-Alexis, l'un en 1638 où il ne
toucha point à Madagascar, l'autre en 1640 qui est
celui raconté par Cauche.
En
novembre 1637, la Chambre d'Amsterdam de la Compagnie des
Indes Orientales avait décidé d'occuper
effectivement l'île Maurice. Le Maen mit à
la voile le 31 décembre avec Goyer, le futur
commandant, et 30 hommes, arriva le 6 mai à
Maurice au port du S. E. dont Goyer prit possession et
où il commença la construction d'un fort.
Ses rapports officiels et ceux des autres fonctionnaires
hollandais, écrits au fur et à mesure des
évènements, sont bien autrement dignes de
foi que la narration de Cauche. Le 31 juillet 1638, Goyer
écrit aux Directeurs de la Compagnie qu'une
flûte de Dieppe, capitaine Salomon Gouerte (Salomon
Goubert, fils du capitaine Alonse Goubert,
n'étaient en réalité que le
troisième pilote), est arrivée le 6 juin au
port du S. E. ; le capitaine lui a déclaré
qu'il n'avait atterri que pour se ravitailler, mais Goyer
pense qu'il restera longtemps pour compléter sa
cargaison d'ébène : "Quoiqu'il faille se
méfier des Français, surtout de ceux de
Dieppe, nous avons si peu de monde ici que nous ne
pouvons les empêcher de charger du bois
d'ébène; nous aurons assez à faire
pour garder le fort quand la flûte le Maen sera
partie". Et d'après une seconde lettre
datée du port S. E. le 20 décembre 1638, on
voit qu'en effet les Français, qui
s'étaient transportés au port du N. O.
alors désert, étaient restés six
mois dans l'île ; les Hollandais qui avaient fini
le fort en août allaient de temps à autre
surveiller leurs agissements, toujours mécontents
de leur voir couper de l'ébène. Au
commencement de décembre les Français
déclarèrent vouloir partir et les officiers
hollandais y consentirent par délibération
motivée le 12 décembre 1638. Le vaisseau
français leva l'ancre quelques jours après,
emportant la lettre de Goyer à sa
Compagnie.
On voit
donc qu'il n'y a nul rapport entre ces faits - qui
semblent incontestables et le récit de Cauche. Au
contraire celui-ci coïncide d'une façon
frappante avec les documents hollandais de 1640.
D'après une lettre de Van Diémen aux
Directeurs de Batavia, 12 décembre 1641, et le
rapport d'Adrien Van der Stel au Gouverneur de Batavia,
pour les années 1610-16113, le navire
français (le Saint-Alexis) venant directement de
France a mouillé pour la seconde fois dans le port
du N. O., le 10 juin 1640 ; son capitaine Salomon
Gouverte (Goubert), avait mission de charger du bois
d'ébène et de prendre possession de
l'île. Comme le gouverneur s'y opposa, Goubert
protesta par écrit et partit le 21 pour
Madagascar. Non seulement là durée
indiquée de la relâche du vaisseau
français, mais toutes les circonstances
particulières sont les mêmes que dans le
livre de Cauche. Comme lui, Van Diémen parle d'un
navire anglais le Williams chargé de poivre,
revenant de Malabar et mouille, alors dans le port N. O.,
d'où il partit le 31 Juillet pour l'Angleterre.
D'autre part, le rapport de Stel déclare que les
Français avaient à bord de leur vaisseau un
yacht de 40 last (80 tx.) qu'ils avaient l'intention de
remonter Madagascar pour faire la course dans la mer
Rouge ; or Cauche dit bien que le Saint-Alexis portait
les pièces démontées d'une barque de
100 tx., qu'ils mirent à l'eau plus tard à
Madagascar, pour aller dans la mer Rouge, "suivant notre
premier dessein".
De ce
rapprochement de textes, de valeur documentaire
évidemment très différente, nous
croyons pouvoir conclure :
1°
Que le Saint-Alexis avec Goubert et probablement Cauche
fit un premier voyage à Maurice où il
chargea une cargaison d'ébène après
six mois de séjour au port du N. O., où il
n'y avait point alors de poste hollandais et qu'il revint
en France en 1639 ;
2°
Que les armateurs, encouragés par ce premier
succès et désireux d'occuper l'excellent
port où avait mouillé leur navire, le
renvoyèrent en janvier 1640; que dans ce voyage,
raconté par Cauche mais antidaté par lui de
deux ans, les Français auraient pris possession de
Rodrigues, de Mascareigne ; mais, trouvant à
Maurice le port N. O. occupé par les Hollandais,
ils auraient dû renoncer à leur dessein de
colonisation et se rendre à Madagascar.
Remarquons
qu'en plaçant cette arrivée de Gauche
à Madagascar en juillet 1640 et non comme il le
prétend en juillet 1638, la vraisemblance de son
récit ultérieur n'en est pas autrement
altérée. Car si les dates indiquées
par lui sont très précises, en forme de
journal, jusqu'à son arrivée à
Rodrigues (25 juin), elles deviennent ensuite beaucoup
plus vagues ; Cauche ne compte plus guère que les
intervalles de temps écoulés et ces
intervalles sont considérables, sans qu'on voie
bien à quoi le petit groupe français put
les employer : il resta six mois à la baie Sainte
Luce, un an a la baie Sainte Claire, etc ... D'ailleurs
dans la relation même de ce séjour de Cauche
à Madagascar, beaucoup de choses sont très
suspectes ou même certainement fausses ; par
exemple sa traversée de l'île d'E. en O.,
imaginaire, d'après M. Grandidier, les rares
détails topographiques qu'il donne étant
faux ; ou encore un voyage qu'il aurait fait à la
mer Rouge, d'août 1642 à novembre 1643, sur
la barque apportée démontée à
bord du Saint-Alexis ; or il avait déjà dit
qu'en mars 1640 (?) Goubert était reparti pour la
France sur cette même barque. Outre cette
contradiction flagrante, il y a des erreurs manifestes :
Pronis et Foucquembourg seraient arrivés à
Madagascar sur le Saint-Louis en mars 1642 ; or ils n'y
parvinrent qu'en septembre; même fausse date pour
l'arrivée du Saint-Laurent, second navire de la
Compagnie Rigault (mai 1642 au lieu de mai 1643).
Ailleurs des omissions surprenantes: il prétend
que le Saint-Alexis était en si mauvais
état dévoré par les vers depuis la
quille jusqu'à la ligne de flottaison, qu'il
fallut l'abandonner à Madagascar; or de Flacourt
qui fit plus tard une sorte d'enquête sur place et
prés des anciens matelots de ce navire, assure que
Goubert et son équipage avaient tant
emprunté à la grosse aventure à
Dieppe qu'ils craignaient de n'avoir pas une cargaison
suffisante pour rembourser leurs dettes et les
intérêts de 60 à 80 %, aussi
avaient-ils volontairement laissé couler leur
vaisseau, encore fort bon. De même Cauche relate
son retour en France sans préciser sur quel
bâtiment en réalité, ce fut sur le
Saint-Laurent qui toucha à Camaret en juin et
à Dieppe le 21 juillet 1644.
Sans
doute, on ne peut trouver à tant d'inexactitudes
une explication suffisante dans ce fait que Cauche n'est
pas personnellement l'auteur de sa narration, transcrite
par le sieur Morizot, ses fausses déclarations
sont évidemment volontaires et principalement
l'omission du récit du premier séjour
à Maurice en 1638. Pourquoi donc tant de mauvaise
foi ?
On en
peut imaginer des raisons générales : les
corsaires qu'étaient ces hardis marins dieppois
qu'on voit dans le récit même de Cauche
enlever et piller plusieurs vaisseaux ne tenaient pas
sans doute à projeter une trop vive lumière
sur le détail de leurs opérations. Puis,
c'est évidemment pour forcer
l'intérêt de son ouvrage que Cauche
s'attribue des voyages sur lesquels il avait recueilli
quelques renseignements à Madagascar, comme sa
traversée de l'île et sa navigation à
la mer Rouge. Mais surtout il ne faut pas oublier ce qui
semble, d'après l'avertissement au lecteur, avoir
été l'objet principal de son livre, il y
déclare qu'il a préféré
quitter Madagascar plutôt que de se soumettre
à la sommation de Pronis et de Foucquembourg qui
voulait l'obliger, ainsi que ses compagnons, à
venir habiter avec eux, et il reproduit le texte de ce
commandement (en lui attribuant la date du 8 avril 1643,
alors qu'il dit lui-même n'être revenu de la
mer Rouge qu'en novembre 1643 !). C'est probablement
là, en dehors des raisons particulières
qu'il pouvait avoir de dissimuler le premier voyage du
Saint-Alexis à Maurice pour masquer l'échec
du second, qu'il faut chercher le motif pour lequel il a
antidaté de deux ans son arrivée à
Madagascar : il a voulu faire croire qu'il y était
établi depuis beaucoup plus de temps qu'en
réalité et donner ainsi plus de fondement
aux réclamations qu'il voulait élever
contre les agents de la Compagnie Ricault.
Quoi
qu'il en soit, le double passage du Saint-Alexis à
Maurice semble bien établi par les documents
hollandais ; et on en peut conclure que cette tentative
de marins dieppois pour s'y installer a une portée
beaucoup plus grande qu'il ne résulterait du
simple récit de Cauche : après un premier
séjour de reconnaissance, ou les Français,
on ne l'a point assez remarqué,
n'arrivèrent à Maurice alors déserte
que quatre semaines après les Hollandais, les
armateurs, croyant sans doute que ceux-ci n'avaient pas
persisté dans leur occupation si récente ou
plutôt qu'ils se contenteraient du port du S. E.,
conçurent et entreprirent de réaliser un
projet de colonisation d'une partie au moins de
l'île : peu ne s'en fallut donc que les
Français, dès leur apparition dans la mer
des Indes, n'y acquissent la relâche
précisément la meilleure et dont ils ne
s'emparèrent effectivement que près d'un
siècle plus tard. Rien n'indique en tout cas dans
la relation de Cauche que ces prises de possession de
Rodrigues, de Mascareigne et ces projets sur Maurice
fussent inspirés par le souci d'occuper des
escales sur la route des Indes que d'ailleurs nos marins
ne fréquentaient pas encore. Il en est de
même pour les agents de la Compagnie Rigault, dont
la colonisation de Madagascar était l'objet
essentiel. Aussi ne ferons-nous que rappeler la nouvelle
prise de possession de Mascareigne par Pronis en 1642, le
transfert de la petite colonie française de Sainte
Luce de Madagascar (1) à Fort-Dauphin en 1643,
choix qui n'était pas seulement dicté par
là différence de salubrité, mais par
les avantages du mouillage : "Le port y est fort bon,
déclare de Flacourt, et abrité des plus
mauvais vents et d'abord commode non seulement pour les
chaloupes mais aussi propre à bâtir barques
et navires, et facile à les tirer de l'eau; et
plus facile encore à les remettre en mer. Le pays
commode pour recouvrer toutes choses nécessaires,
soit à bâtir maisons, soit à trouver
tout ce qu'il faut pour bâtir des barques et
même des navires; les bois sont très proches
(2).
Nous
n'insisterons pas davantage sur l'exil à
Mascareigne par Pronis de douze rebelles (1646) qui en
furent les premiers colons français, sur
l'arrivée de De Flacourt (décembre 1648),
le retour des exilés de Mascareigne dont il fit
une troisième fois prendre possession en lui
donnant le nom de BOURBON (octobre 1649). Il ne
négligeait pas la question des ports, et non
content de celui de Port-Dauphin il fit reconnaître
et décrit ceux de la côte orientale,
notamment la baie d'Antongil et l'île Sainte-Marie,
dont il apprécie les avantages, surtout celui du
mouillage dans l'anse occidentale ; il n'oublia pas non
plus cette question dans sa description de Bourbon :
"Elle n'a aucun port assuré, mais des rades. Il y
a la meilleure qui est dans une anse située
à l'Ouest Nord Ouest, qui est fort bonne, bon
ancrage et fond de sable et bon abord pour les bateaux;
c'est où est le grand étang". De Flacourt
avait donc discerné le premier la
supériorité toute relative du mouillage de
Saint-Paul (3).
1. Sainte Luce est un mouillage médiocre; la mer y est agitée par les vents de S. E. et on n'y trouve de l'eau qu'en creusant
des puits dans le sable. Instructions nautiques sur Madagascar et les îles de l'Océan indien
2. De Flacourt, L'anse de Fort-Dauphin, d'après les Instructions nautiques a 9 ou 11 mètres d'eau ; la tenue y est bonne sauf
par les vents de S. E. qui déterminent un fort ressac. De grandes précautions sont nécessaires pour y entrer à cause de vives
brises du N. E. connues sous le nom de brises de Fort-Dauphin, qui produisent des courants portant au Sud avec une telle viole
nce qu'ils rendent parfois difficile l'approche du mouillage. On peut trouver de l'eau en creusant des puits dans le sable, mais
pour en avoir de potable il faut la chercher aux sources de l'intérieur des terres.
3. Sur la carte manuscrite de Bourbon, dressée par de Flacourt en 1653, Saint-Paul est désigné par cette indication "la baie du
meilleur ancrage". Archives du Dépôt des Cartes et Plans de la Marine, Pf. 218, div. 2, pièce 1.
CHAPITRE
2 - MADAGASCAR 1664-1672
Dès
que l'on commença à parler en France d'une
grande entreprise commerciale dans l'Inde, c'est tout
naturellement à Madagascar que l'on songea comme
escale puisque les Français y possédaient
déjà un établissement et croyaient y
rencontrer, d'après le livre de M. de Flacourt, de
grands avantages. Dans un projet d'armement daté
de 1663, encore relatif à la Compagnie de l'Orient
et aux tentatives du duc de la Meilleraye (1), l'auteur
anonyme déclare que non seulement il faut
s'appliquer à l'exploitation des produits
mêmes de l'île, mais qu'il convient aussi
d'en faire un lieu "d'entrepôt et de
rafraîchissements pour tous les vaisseaux qui
auraient dessein de trafiquer aux Grandes Indes, à
la mer Rouge et au Sein Persique". Dès ce moment
donc nous voyons apparaître les deux idées
qui vont simultanément inspirer toutes les
entreprises à Madagascar : celle de colonisation,
celle d'acquisition d'une simple relâche.
Mais
elles ne furent jamais complètement confondues.
Quand l'aventurier hollandais H. Hugo prétendit
indiquer les moyens d'établir une Compagnie pour
faire le commerce des Indes dans le mémoire, fort
optimiste, sur Madagascar, où, d'après M.
Bouchard (2), l'académicien Charpentier puisa
aussitôt après la matière de son
célèbre opuscule, il distingue nettement,
parmi les avantages de l'île, celui de
l'entrepôt : "Il est absolument nécessaire
de choisir et prendre un lieu et place la plus commode
pour un rendez-vous, et s'en mettre en possession et la
tenir comme capitale afin de s'y établir et
rafraîchir en attendant les saisons propres pour
naviguer dans toutes les côtes et mers orientales,
pour établir audit lieu magasins des marchandises,
que l'on rapporterait desdits pays afin de transporter en
Europe, ainsi que les autres marchandises propres pour
négocier selon les saisons, de ports en ports des
lieux adjacents et circonvoisins, comme aussi la munir
des choses nécessaires pour attirer de plus
grandes conquêtes (3)... ". Cette station centrale,
il recommandait de l'établir à Madagascar
et insistait sur l'avantage de sa situation sur la route
des Indes, sans oublier la facilité que l'on
aurait d'y faire la course contre les Hollandais et les
Anglais, obligés de passer à
proximité.
C'est
aussi par cette idée de la nécessité
de placer à Madagascar le lieu de relâche
pour les vaisseaux et d'entrepôt pour le commerce
que concluait la brochure de l'académicien
Charpentier, commandée et répandue par
Colbert pour assurer des souscripteurs à la
Compagnie des Ilides Orientales (4); l'auteur
n'hésitait pas à déclarer que
l'île possédait plusieurs ports "qui peuvent
facilement contenir deux ou trois cents navires qui y
seront à l'abri de tout vent". Souchu de
Rennefort, de son côté, le déclare
nettement : il s'agissait d'établir à
Madagascar "l'entrepôt des Indes "(5).
1. Mémoire en faveur de l'établissement fait par Mr de la Meilleraye à Madagascar, 1663. AC. C5 1, liasse 1663, n° 2. L'armement que
propose ce mémoire est probablement celui du vaisseau que cette même année 1663 le capitaine Kercadiou conduisit à Madagascar et qui
fut le dernier expédié par le duc de la Meilleraye.
2. Pourquoi les Français abandonnèrent-ils Madagascar au XVIIe siècle ? : Positions des Mémoires présentes à la Faculté des Lettres pour
l'obtention du Diplôme d'études supérieures (Histoire et Géographie), Paris, 1905,
3. Mémoire du sieur Hugo, Hollandais, traduit en français, 1664. AC. C., 1, liasse 1665. ~
4. Discours d'un fidèle sujet du Roi, touchant l'établissement d'une compagnie française pour le Commerce des Indes Orientales, 1er avril
1664, in-4-.
5. Mémoires pour servir à l'Histoire des Indes Orientales, Paris, I688, in-8,
Mais ce
n'était là qu'un article du programme de
Colbert et c'est à toute une entreprise de
colonisation de l'île Dauphine que fut
consacrée la première expédition de
la nouvelle Compagnie. Sans doute, comme les Directeurs
le déclarèrent plus tard, ils
désiraient seulement en 1666 " rendre le pays
propre à servir d'entrepôt et de magasin
général au commerce que ladite Compagnie
désire établir dans les Grandes Indes, la
Chine et le Japon" (1). Sans doute, François
Martin dans ses Mémoires, discerne ce qu'il y
avait de pratiquement utile au commerce de l'Inde dans
ces projets sur Madagascar quand il montre la Compagnie
décidée " à faire une espèce
d'entrepôt au Fort Dauphin où les vaisseaux
qui viendraient de France destinés même pour
aller aux Indes auraient eu ordre d'y mouiller et de
même les vaisseaux qui reviendraient des Indes
chargés de marchandises pour France ; que ce
serait là un comptoir général
où l'on dirigerait les choses suivant les
intentions de la Chambre Générale
(requête présentée au Roi par la
Compagnie des Indes Orientales 19 février
I667)
" Il n'en est pas moins vrai, comme il a
été montré ailleurs, que c'est
à un commencement d'exploration et de peuplement,
en un mot à la colonisation de Madagascar,
qu'était destiné l'armement de Beausse en
1665. Les ordres qu'il avait reçus d'envoyer des
vaisseaux sur les côtes d'Afrique et de la mer
Rouge n'étaient inspirés que par des
visées commerciales comme relâche,
Madagascar devait suffire.
Cependant
les instructions remises quelques mois plus tard (17
novembre 1665) à de Montdevergue commandant la
deuxième expédition, aux Directeurs Caron
et de Faye, étaient moins exclusives. Il y
était longuement question de l'île Bourbon
où les chefs devaient chercher s'il n'existait pas
quelque bon port et pour Madagascar, il leur était
recommandé de ne point s'attacher au poste de
Fort-Dauphin, S'il était reconnu, comme on
commençait déjà à le dire,
que le pays était malsain et éloigné
de celui où se faisait la traite du riz, ils
devaient, sans y faire de dépenses, s'y installer
provisoirement jusqu'à ce que toute l'île
eut été explorée, puis, quand ils
auraient trouvé l'emplacement le plus propre
à fonder des établissements,
procéder sans délai à leur
installation.
On sait
que devant les mauvaises, nouvelles reçues de ce
second armement et en présence de leur propre
détresse financière, les Directeurs de la
Compagnie commencèrent, dès la fin de 1667,
à protester contre l'entreprise de colonisation
qui, sous prétexte d'assurer une escale à
leurs vaisseaux, engloutissait à Madagascar toutes
leurs ressources (octobre 1667).
Et
dès l'année suivante les rapports des chefs
de la deuxième expédition leur fournirent
des arguments nouveaux et puissants. Ils constataient
très nettement l'échec du projet de
colonisation de l'île Dauphine, "le plus
méchant pays du monde" (lettre de De Faye à
Colbert 21 février 1668), et ne retenaient plus
que celui d'y établir une relâche sur la
route des Indes. Et encore étaient-ils très
hésitants sur le choix de son emplacement. Caron
traçait de Fort-Dauphin une description lamentable
(Caron à Colbert, 15 octobre 1667); de Faye
déclarait que l'incommodité d'y faire de
l'eau, le climat malsain, l'absence de bois, la
médiocrité du mouillage empêchaient
d'y rien fonder d'utile.
Ils se
montraient mieux disposés pour la baie de
Saint-Augustin, "où il y a une belle
rivière d'eau douce excellente, ce serait un fort
bon lieu de retraite pour les navires, allant et venant
aux Indes" et ailleurs "Ce que l'on pourra faire de
meilleur sera de faire un bon établissement
à la baie de Saint-Augustin, avec un bon fort,
muni et bien gardé, de bons magasins fournis de
toutes les choses nécessaires pour les victuailles
et équipements des vaisseaux"; ils proposaient
aussi de créer un entrepôt à la baie
d'Autongil. Au total ils semblaient peu confiants dans
les avantages à espérer de ces tentatives,
et insistaient sur la prodigieuse dépense qu'elles
entraîneraient (Lettres de Caron, de De Faye, de
Montdevergue, 14 octobre 1667, 21 et 23 février
1668). Leur opinion fut plus tard partagée par
Goujon : "Vous ne devez attendre de Madagascar qu'un lieu
d'entrepôt qui vous est absolument
nécessaire pour le commerce des Indes ; la baie de
Saint-Augustin me paraît plus propre: que celle-ci
(Fort-Dauphin), sans toutefois l'abandonner. D'autres
pensaient surtout aux baies de la côte occidentale
(De Flacourt avait parlé de bons ports sur cette
côte mais sans en nommer aucun). Ainsi l'auteur de
la Relation des remarques qui ont été
faites sur les principales baies, anses et havres de
l'île Dauphine et iles adjacentes daté du 22
février 1670 (presque certainement de Grandmaison,
capitaine du l'houcre Saint-Denis) est favorable à
un établissement a Madagascar, comme relâche
sur la route de l'Inde, mais hostile à la baie de
Saint-Augustin, dépourvue de bois, de sol aride et
sablonneux, de mouillage à la vérité
bien abrité mais barré par un banc de sable
qui empêche les gros navires d'y entrer - il
recommande l'île Saint-Étienne, excellent
mouillage, ou quelque autre lieu du voisinage: " On
serait sur le passage ou du moins peu
éloigné de la route des Indes." (1) Un peu
plus tard, de Champmargou présentait la même
idée: "Il serait avantageux de faire un
établissement à l'Ouest de l'île vers
les baies qui sont au Nord du grand banc. Ce
côté est beaucoup meilleur que celui de
l'Est et serait bien plus commode pour rafraîchir
les navires qui passent dans les Indes... l'on serait
proche des lieux où se trouvent les matures, dont
on serait facilement maîtres (août 1671)."
Enfin, F. Martin attribue à de Faye lui-même
le dessein de faire quelque grand établissement
sur la côte occidentale quand elle aurait
été reconnue, notamment à la baie
des Masselages, qui, d'après ceux qui l'avaient
visitée, présentait de grands avantages,
surtout pour la confection des mâts (2). Mais il
ajoute que la mort de De Faye et le peu d'application
qu'on mit à reconnaître les ports de cette
côte occidentale firent échouer ces
desseins. Lui-même restait attaché au
premier établissement : " De tous les lieux que
l'on tenait dans l'île de Madagascar, l'on peut
dire néanmoins que le Fort-Dauphin était le
plus avantageux et qui pouvait être conserve. Il
aurait pu servir de lieu de rafraîchissement aux
vaisseaux qui passeraient de France aux Indes. Ce poste
est dans la route que ces bâtiments doivent tenir
puisqu'il faut reconnaître la pointe du Sud de
cette grande île avant que de donner dans le canal
de Mozambique." Et il déclarait le mouillage assez
commode mais non pas sans risque particulièrement
dans l'équinoxe de mars".
1 Cette île Saint-Étienne, dont de Grandmaison indique fort exactement la latitude (14° 30'), est l'île Nossi Iava, à l'entrée de la baie de
Narendry (Narinda) (Grandidier, Histoire de la Géographie de Madagascar)
2 Martin parle ici, soit de la baie de Mahajamba, soit de la baie voisine Bombetok, alors appelées Nouveau et Vieux Masselages
On voit
donc, dans la plupart des documents de Madagascar et en
dehors de toute idée de colonisation, persister le
souci de chercher une solution pratique à ce
problème des relâches : ainsi, l'auteur
anonyme du Mémoire sur l'état
présent de l'île Dauphine, 10 février
1668 (peut-être de Montdevergue), examine cette
question pour le cas où l'on ne persisterait pas
dans l'entreprise de Madagascar, remarque qu'il ne reste
guère d'endroits avantageux à occuper sur
la route des Indes, et, sans se prononcer nettement entre
Fort-Dauphin ou la baie de Saint-Augustin, conclut avec
logique et précision :" Sur quoi il nous
paraît absolument nécessaire que la
Compagnie occupe les postes de cette île Dauphine
et de l'Est et de l'Ouest, quand il n'y aurait aucune
sorte de commerce ni de profžt à faire, mais avec
le but seulement d'avoir des lieux forts à retirer
les vaisseaux, à trouver des
rafraîchissements et leur donner moyen de se
reposer en attendant les vents, les moussons et les
bonnes saisons, et, ce qui est le plus important, se
rendre par là considérables à toutes
les autres nations de I'Europe et principalement dans les
Indes où l'on serait exposé à
recevoir des injures sans avoir aucun moyen de s'en
pouvoir revancher." C'était fort bien dire, mais
ni les Directeurs qui avaient toujours été
hostiles à l'entreprise de colonisation, ni
même Colbert quand les événements
l'eurent ruinée, n'avaient gardé assez bon
souvenir de l'île Dauphine pour reprendre les
tentatives à cet unique point de vue de la
relâche.
Au
contraire, il a été montré ailleurs
comment le Ministre, dans les premiers mois de 1669 et
sans renoncer aux premiers résultats de
colonisation obtenus à Madagascar, vint peu
à peu à l'idée de transporter autre
part, au Cap de préférence, l'escale
commerciale des Français sur la route des Indes.
Ses instructions du 8 mars à la Compagnie sont
bien précises : il faut que les colons
transportés ne comptent pour leur subsistance que
sur la culture du sol et non sur les secours
apportés par les vaisseaux; les Directeurs
défendront donc à leurs capitaines de
toucher à Madagascar, qui ne sera plus qu'un
"entrepôt de convenance et non de
nécessité", et les navires devront
l'éviter " jusqu'à ce que les habitants,
par la culture de la terre, non seulement aient pourvu
à leur subsistance mais même se soient mis
en état d'avoir des vivres pour assister les
vaisseaux". Des ordres très précis
étaient envoyés en même temps et dans
ce même sens à de Montdevergue, auquel il
était recommandé d'occuper au plus
tôt les baies Saint-Augustin et d'Antongil (Louis
XIV à de Montdevergue 9 mars). Enfin Colbert
écrivait à Caron et à de Faye
d'examiner soigneusement cette question de
l'entrepôt à établir sur la route de
France aux Indes en cas que celui de l'île
Dauphine, par des raisons dont nous ne connaissons que
trop le poids, ne puisse être bon à cet
usage (31 mars)..."
Donc
Colbert, sans renoncer à coloniser Madagascar,
abandonnait presque complètement l'idée d'y
placer l'escale cherchée; c'est qu'il croyait
trouver mieux ailleurs et cela apparaît nettement,
à cette fin de la même année 1669,
dans les instructions qu'il rédigea pour De La
Haye.
Dès
les premiers mots, lui rappelant l'exemple des Hollandais
et des Anglais, il lui recommandait instamment de "bien
reconnaître dans la route, où les vaisseaux
de la Compagnie pourraient faire quelque entrepôt"
et examinait deux projets d'installation à
Sainte-Hélène et au Cap. Pour le premier,
dont il n'est pour ainsi dire point question ailleurs et
qui n'eut aucune suite, Colbert se montre
singulièrement hésitant et mal
informé : "L'ambassadeur du Roi en Portugal a
écrit depuis peu que cet établissement
étant absolument nécessaire, on pourrait le
faire dans ladite île de
Sainte-Hélène d'autant que ce serait un
passage commode pour toutes les Indes. Comme les
Portugais ont une longue expérience et très
grande connaissance de cette navigation, on doit
facilement présupposer qu'ils savent
l'établissement des Anglais dans ladite île,
et qu'il y en a deux ou plusieurs de ce nom-là, ou
qu'elle est assez grande pour y souffrir deux
établissements. Il (de la Haye) s'en informera
particulièrement." (Instructions à de La
Haye, 4 décembre 1669). Mais il était
beaucoup plus précis et plus pressant pour le
dessein d'acquérir un port près du Cap,
jugé bien supérieur.
Quant
à Madagascar, les instructions de De La Haye
l'envisagent surtout au point de vue de la colonisation
où Colbert entendait persister, puisque
l'île ne devait plus servir pendant quelque temps
de relâche aux vaisseaux de la Compagnie 2; mais il
ne renonçait pas à l'espérance de
lui restituer un jour ce rôle, quand la population
aurait augmenté, et mis le sol en valeur. (extrait
: L'intention du Roi " est de donner un
établissement solide à ure colonie
divisée en deux ou trois endroits principaux de
ladite île, qui puisse, par la culture de la terre
et par les accommodements nécessaires à la
vie, donner lieu à y envoyer tous les ans quelque
nombre d'hommes pour la fortifier et même que le
bon état ou la commodité et l'abondance de
cette colonie puisse devenir telle en peu de temps que
les sujets de Sa Majesté y passent volontairement
pour s'y habituer. ")
Aussi,
recommandait-il à De La Haye de s'attacher
particulièrement, dans le placement des colonies,
aux endroits les plus commodes pour l'atterrissage et le
ravitaillement des vaisseaux: "Il est certainement
nécessaire que M. de la Haye reconnaisse
exactement les lieux où la colonie a
été établie, qu'il en voie les
rades, les entrées, les sorties, les lieux
où les vaisseaux peuvent demeurer; qu'il s'informe
soigneusement de tous les autres endroits de l'île
où ces commodités se pourront trouver plus
grandes, qu'il donne lieu de les faire reconnaître
avec soin, etc... " . Et en ce qui concerne
l'affermissement des établissements de
Fort-Dauphin ou de la baie de Saint-Augustin, il lui
prescrit de s'appliquer :"au poste qui pourra servir
d'entrepôt aux vaisseaux venant des Indes
préférablement aux autres, à celui
de la baie de Saint-Augustin s'il reconnaît,
conformément à un avis de Caron, que la
route par le canal de Mozambique est
préférable.
Donc
Colbert ne chargeait De La Haye que de consolider la
colonisation de Madagascar, remettant à plus tard
l'espérance d'y situer l'escale cherchée
sur la route de l'Inde. En attendant, il défendait
aux vaisseaux de la Compagnie d'y toucher, sauf le cas de
nécessité (30 décembre 1670). Au
milieu de 1670, il ne semble plus garder la moindre
hésitation à ce sujet : "Le Roi est bien
persuadé, écrit-il, que l'île
Dauphine n'est pas propre pour le commerce des Indes :
aussi Sa Majesté prend-elle des mesures pour
quelque autre établissement."
Il
s'agissait ici, comme on le verra plus loin, des projets
sur la région du Cap de Bonne-Espérance.
Mais, quand la guerre de Hollande les eut rendus
très incertains et qu'il fut
démontré par les rapports de De La Haye que
l'entreprise de colonisation de Madagascar n'était
décidément pas viable, Colbert revint
à l'idée de n'y placer que des ports de
relâche. Dans son mémoire du 1er août
1671, le Vice-Roi s'était montré hostile
à Fort-Dauphin dont le mouillage, bon par beau
temps, était dangereux de décembre à
mars, au total "un assez méchant port". Il
appréciait, au contraire, d'ailleurs sans
exagération, les avantages de l'île
Sainte-Marie et de la baie d'Antongil : "Sainte-Marie est
une île où il, pleut souvent, malsaine; la
rade y est très bonne et un petit port où
l'on est en sûreté de tous vents et orages,
le seul lieu commode à donner carène... il
suffirait d'y entretenir huit hommes dans une bonne
redoute... (Le mouillage de Sainte-Marie. situé
à l'O de l'île et dont l'entrée est
protégée par l'îlot Madame, est un
petit port nature. assez profond pour les navires calant
7 a 8 mètres, on y trouve de l'eau de bonne
qualités. Instructions nautiques, p. 106). La baie
d'Antongil est un port un peu plus sain, une grande baie
large d'entrée de sept à huit lieues ou
environ et de quatorze de profondeur, au fond de laquelle
est un petit islet assez fertile et qui met à
couvert les navires de tous vents: il serait bon de la
bien fortifier, faire une redoute ou un fort à la
grande terre au S. 0. (ou S. S. E.) de l'islet pour y
conserver des magasins et mieux gouverner les noirs qui
sont bonnes gens... Le ravitaillement en riz et poules
est facile à Antongil. Le voyage d'Antongil plus
facile que le Fort-Dauphin, la baie bonne, le passage par
la pointe du Nord facile pour les Indes, et tout m'y
paraît bon et aisé à établir
et conserver".
Le
médecin Dellon, qui avait visité Madagascar
quelque temps avant De La Haye (1668), déclarait
que la baie d'Antongil était "une des plus
considérables du monde pour sa grandeur, la
bonté de son fond la sûreté qu'elle
fournit aux vaisseaux" ; mais il ajoutait que l'air y
était malsain et que les vents du S. E.
(alizés) qui en favorisaient l'entrée,
gênaient la sortie. Il est vrai que la
première édition de cet ouvrage ne fut
publiée en France qu'en 1685 (Dellon, Nouvelle
relation d'un voyage fait aux Indes Orientales, 1669).
Les Instructions nautiques indiquent, pour la largeur et
la longueur de la baie, des dimensions un peu
supérieures à celles de De La Haye (22 et
35 milles); au fond de cette baie, au N. N O. de
l'île Nosy Mangabé et près de
l'embouchure de la rivière se trouve l'excellent
mouillage de Fort-Choiseul par 11 à 13 m. d'eau
(p. 102).
Colbert,
se rangeant à ces avis, autorisa le Vice-Roi, au
cas où Fort-Dauphin risquerait d'être
enlevé par les indigènes ou fût,
décidément par trop infertile, à en
transporter les habitants à Bourbon même de
force ou en un autre poste de Madagascar (30 juin 1672).
Et pour le second point, il lui prescrivait de faire un
bon établissement à la baie d'Antongil ou
à Sainte-Marie pour servir de port.
Telle
fut sa dernière conception de l'utilité
à tirer de Madagascar ; mais la lettre où
il l'exprimait, d'ailleurs brièvement, est du 30
juin 1672, au milieu de la glorieuse conquête de la
Hollande. N'en pouvait-il pas espérer d'autres
acquisitions sur la route des Indes que celle de postes
en pays sauvage ou tout était à
créer ? Plus tard, et au milieu des embarras de la
première guerre de coalition, toute l'attention
que le Ministre pouvait consacrer à ces lointains
épisodes était retenue par les faits et
gestes de De La Haye dans l'Inde. Enfin, après la
catastrophe de Fort Dauphin (août 1674), il ne fut
plus question d'entreprises à Madagascar, pas
même pour y tirer parti des reconnaissances
déjà faites et y établir seulement
l'escale que Colbert avait cru y procurer dès sa
fondation même à la Compagnie des Indes
Orientales. L'idée ne reparaîtra que dans
les dernières années du règne de
Louis XIV.
Pourtant
Souchu de Rennefort ne l'avait point abandonnée et
dans les réflexions par lesquelles il termine ses
Mémoires pour servir à l'histoire des Indes
Orientales publiés en 1688, il déclare que
"l'île de Madagascar doit être
l'entrepôt de tous les vaisseaux de la Compagnie
qui passeront aux Indes Orientales. Il faut reprendre et
suivre constamment la première résolution
qui en avait été prise... Elle est
située entre les deux Indes, la rade est bonne
à Fort-Dauphin et à la baie
d'Antongil..."
Chapitre
3 - TENTATIVES ET PROJETS SUR LES COTES DE L AFRIQUE
AUSTRALE, 1666-1720
Si
Colbert, au cours de l'année 1666, renonça
peu à peu au projet de profiter de la colonisation
ébauchée à Madagascar pour y
créer le port de refuge et de ravitaillement
indispensable au voyage de l'Inde, c'est qu'il croyait
possible de mieux réussir ailleurs, dans l'une des
baies voisines du cap de Bonne-Espérance,
notamment à celle de Saldanha (au Nord de la baie
de la Table). Mais comme cette question a
été étudiée par M.
Froideveaux avec une documentation si précise et
si abondante qu'il est difficile d'y ajouter grand'chose,
nous nous contenterons ici de rappeler ses conclusions
pour Ies replacer à leur date dans cette histoire
des tentatives françaises d'acquisition d'une
escale sur la route des Indes. (Froideveaux,
Reconnaissances et projets d'établissements
français sur la côte occidentale de
l'Afrique australe sous le règne de Louis XIV
1666-1670)
Il
n'est pas très étonnant que, malgré
l'avantageuse description tracée par de Flacourt
de la baie de Saldaigne qu'il avait visitée deux
fois (octobre 1648 et mars 1655), il n'en fut pas
question lors de la première expédition de
la Compagnie : toute l'attention de Colbert était
alors concentrée sur Madagascar. Les instructions
de Montdevergue et de Caron n'en parlaient pas davantage,
mais insistaient sur la nécessité
générale de trouver une bonne
relâche. Aussi, dès mai 1666, Caron
écrivait à Colbert, de
Ténériffe, que la longueur du voyage
nécessitait de la placer au Cap, et en octobre il
lui annonçait, de Pernambouc où la flotte
avait dû s'arrêter, son dessein de visiter la
baie de Saldaigne sur laquelle il avait des
renseignements personnels venus de la Compagnie
hollandaise ; de Montdevergue écrivait dans le
même sens. Pendant le séjour que l'escadre
fit au Cap (12 décembre 1666-janvier 1667), il y
envoya sur la Saumacque plusieurs officiers "pour voir,
dit F. Martin, s'il y avait lieu d'y faire un
établissement pour servir aux vaisseaux
français qui passeraient aux Indes, à
l'imitation de ce que les Hollandais ont fait à la
baie de la Table. '' Leur rapport, retrouvé par M.
Froideveaux aux Archives du Dépôt des Cartes
et Plans de la Marine, montre qu'ils visitèrent en
détailla baie de Saldaigne du 17 au 20
décembre 1666 ; ils déclaraient excellent
le mouillage de la partie orientale (De Kerhallet (Manuel
de la navigation à la cote occidentale d'Afrique),
dit en effet que le meilleur mouillage de la baie de
Saldaigne est l'anse orientale nommée d'Houtjes
où une presqu'île forme môle naturel
où l'on peut faire aux navires toutes sortes de
réparations), mais fort médiocre l'eau
qu'on y trouvait: il fallait aller à plus de cinq
lieues pour en trouver de bonne; le sol des îlots
et des environs de la baie était stérile et
sans arbres. Aussi de Montdevergue se contenta d'y faire
dresser un poteau aux armes du Roi pour marquer la prise
de possession, mais n'y laissa aucun poste comme il en
avait d'abord eu l'intention ; ses lettres, le
témoignage de Souchu de Rennefort, celui de F.
Martin sont d'accord pour reconnaître que c'est le
manque d'eau et de bois qui lui fit prendre cette
résolution. Quelques jours après le
départ de l'escadre les Hollandais du Cap, qui
malgré leur alliance avec les Français
étaient fort peu satisfaits de les voir
pénétrer dans la mer des Indes,
renversèrent le poteau élevé par le
lieutenant de Montdevergue dans la baie de
Saldaigne.
Bien
que celle-ci ne présentât donc pas tous les
avantages souhaitables, le rapport envoyé par de
Montdevergue ne passa point inaperçu. Lorsque les
lettres de Caron et de De Faye (de février 1668)
autorisèrent les Directeurs à
s'élever contre la relâche de Fort-Dauphin,
ils se montrèrent fort désireux de la
transporter à la baie de Saldaigne
(délibération de la Compagnie, 7 mars 1669)
et Colbert ne tarda pas à partager leur sentiment
: quand il leur parlait, le 8 mars 1669, de ne laisser
à Madagascar qu'un entrepôt "de convenance"
il ajoutait que "l'entrepôt nécessaire doit
être établi avec les temps au cap de Bonne
Espérance 2. '' Et il ressort des instructions
qu'il remit quelques mois plus tard à De La Haye
(4 décembre 1669) qu'il croyait venu le moment
d'agir: il lui déclarait dès les
premières lignes "que l'établissement du
cap de Bonne-Espérance est le plus facile et le
plus commode, et même qu'il est presque
nécessaire '', et la suite laissait voir
clairement que, dans l'esprit du Ministre, à ce
moment déjà très hostile aux
Hollandais, il s'agissait aussi bien d'une enquête
sur la valeur de leur colonie que de la création
d'un poste à la baie de Saldaigne ; "comme
l'établissement du cap de Bonne-Espérance
se trouvera peut-être nécessaire dans la
suite des temps, Sa Majesté veut qu'il le
reconnaisse avec soin et application, qu'il mouille au
fort des Hollandais appelé Table bay, et, sous
prétexte de leur demander quelques
rafraîchissements, le voie et le considère,
ensemble l'entrée et la rade des vaisseaux, pour
connaître combien de vaisseaux et de quel port y
peuvent entrer et demeurer, et de quels vents ils sont
à couvert." Ce texte est significatif : c'est le
premier où se trouve exprimée, quoique sans
conclusion précise puisque la France
n'était pas encore en guerre avec la Hollande, une
arrière-pensée hostile à son
établissement du cap de Bonne-Espérance.
"Il fera aussi en même temps, continuaient les
Instructions, reconnaître le lieu appelé
baie de Saldanha où les Français ont
été autrefois établis (allusion
à la prise de possession par de Montdevergue),
ensuite tous les autres lieux dudit Cap où l'on
pourrait faire quelque établissement. En faire
reconnaître en sa présence les rades, les
entrées, sorties et lieux de demeure des
vaisseaux, la qualité du terrain, s'il y a de
l'eau, du bois, s'il y paraît de la pierre ; et du
tout, après l'avoir reconnu, en dresser dès
mémoires, même des plans fort exacts, pour
en conférer ensuite avec les sieurs de Faye et
Caron dans les Indes quand il sera arrivé
près d'eux". Et les Instructions revenaient encore
sur ce sujet dans la conclusion : "En cas que lesdits
sieurs De La Haye et Directeurs aient estimé
nécessaire de former un établissement au
cap de Bonne-Espérance en donnant avis à Sa
Majesté de tout ce qu'il estimera
nécessaire pour le faire, elle lui enverra une
autre escadre de vaisseaux pour l'aller prendre à
l'île Dauphine (à son retour des Indes), le
porter au Cap pour travailler à cet
établissement...'' Le plan était donc
nettement arrêté dans l'esprit de Colbert et
le projet d'envoyer une seconde flotte,
spécialement destinée à l'entreprise
du Cap, montre l'importance que le Ministre y attachait
et son dessein de la poursuivre au besoin contre les
Hollandais.
De la
Haye exécuta fort exactement ces instructions :
ses vaisseaux avaient rendez-vous à la baie de
Saldaigne où l'escadre séjourna du 25
août au 8 octobre 1670. L'eau y fut reconnue
mauvaise, mais le ravitaillement en gibier facile et
abondant. Malgré l'hostilité des
indigènes et la méfiance des Hollandais, de
la Haye fit une exploration détaillée de la
baie et des environs, puis, en septembre, une
enquête aussi soigneuse sur la baie Saint-Martin
(Baie Sainte-Hélene, au Nord de celle de
Saldanha), où fut également placé un
poteau aux armes du Roi: " L'on peut approcher
jusqu'à une lieue de terre sans crainte de roche
avec un hon fond de sable vaseux et coquillages, trouvant
toujours de 10 brasses à six et demie (une brasse,
mesure de longueur alors usitée dans la marine,
valait 5 pieds, soit 1m62) et ainsi en diminuant
jusqu'à terre.... l'on se débarque sans
peine à l'embouchure de la rivière". Le
Vice-Roi la remonta sur une lieue et demie et y fit
exécuter des sondages ainsi que dans la baie (De
Kerhallet dit en effet que le meilleur mouillage de la
baie Sainte-Hélène est à
l'embouchure de la rivière Berg, qui donne de
bonne eau à marée basse). Toutes ces
reconnaissances n'aboutissaient à aucune
conclusion précise : si le mouillage était
bon en l'un et l'autre endroit, notamment à la
haie de Saldaigne, les ressources de ravitaillement
étaient des plus médiocres. De La Haye
comptait évidemment s'en remettre au choix
définitif de Colbert, auquel il envoyait rapports
et cartes (C'est par le récit de cette exploration
de De La Haye que se termine l'étude citée
plus haut de M. Froideveaux.
Or le
Ministre était toujours dans les mêmes
intentions. Très significatives sont les
instructions qu'il remettait, au moment même
où De La Haye explorait la baie de Saldaigne, au
sieur Régnier du Clos, capitaine du Breton,
vaisseau de renfort envoyé à l'escadre de
Perse (septembre 1670) : Après lui avoir
recommandé de relever soigneusement la route et de
faire sonder les havres et entrées des
rivières par les houcres Guillot et Barbaut qui
devaient l'accompagner, il ajoutait : " Sa Majesté
veut en ce cas (s'il touchait au Cap) qu'il reconnaisse
avec soin le fort que les Hollandais ont fait bâtir
audit Cap, au lieu appelé Table-bay, qu'il voie
l'état auquel il est, qu'il examine les
qualités de la fortification, si elle est
fermée de bastions avec fossés, s'il y a
quelques dehors et le nombre d'hommes que les dits
Hollandais y sont en garnison ; il s'instruira de plus
des commodités qu'ils peuvent tirer de cet
établissement, si elles consistent seulement en
rafraîchissements pour leurs vaisseaux ou s'ils
font quelque commerce" (Instructions pour le Breton, 19
septembre 1670). Les desseins hostiles de Colbert sur le
Cap se précisaient donc. Quant à la baie de
Saldaigne, le capitaine du Breton devait la
reconnaître, s'il pouvait le faire sans retard : "
Sa Majesté veut en ce cas, qu'il voie s'il y a de
l'eau douce et si la terre est d'assez bonne
qualité pour produire des fruits si elle
était cultivée." Colbert se rendait donc
compte, d'après les renseignements
déjà reçus, que la difficulté
du ravitaillement était le grand
inconvénient de l'établissement
ébauché à la baie de Saldaigne. En
décembre 1670, il faisait des recommandations
analogues aux nouveaux Directeurs (Gueston et Blot)
envoyés à Surate : "Reconnaître dans
leur route les postes de l'île
Sainte-Hélène et du cap de
Bonne-Espérance, ensemble de tous ceux où
l'on pourrait faire quelque établissement pour
servir d'entrepôt à la Compagnie pour donner
part au sieur De La Haye, lorsqu'ils arriveront dans les
Indes, de tout ce qu'ils auront appris sur ce sujet" (30
décembre 1670). Néanmoins et bien que les
Hollandais n'eussent pas immédiatement
renversé les poteaux de M. de la Haye, les
vaisseaux qui transportèrent ces Directeurs aux
Indes ne touchèrent point à la baie de
Saldaigne, ce qui n'a rien d'étonnant puisque la
Compagnie n'y possédait encore aucun poste de
ravitaillement; d'ailleurs, dès l'année
suivante, la rupture avec les Hollandais interdisait aux
bâtiments français toute escale dans les
parages du Cap (Les Hollandais occupèrent la baie
de Saldaigne en 1671).
C'est
donc par suite de la guerre de Hollande que le
gouvernement royal dut abandonner l'entreprise de la baie
de Saldaigne et que la Compagnie perdit l'occasion
d'acquérir une relâche non sans valeur sur
la route de l'Inde, " une des meilleures baies de toute
la côte d'Afrique occidentale, conclut Kerhallet,
pour ses ressources et la sécurité de son
mouillage". Cette même guerre de Hollande devait
logiquement substituer à l'idée d'un
établissement sur la côte de l'Afrique
australe le projet de conquérir celui des
Hollandais au Cap, dont la supériorité
était évidente ; et cependant, dans les
notes adressées par Colbert à de Pomponne
pendant les négociations avec les
représentants des Etats Généraux aux
abois (juin-juillet 1672), il peut paraître
étonnant que, parmi les concessions territoriales
à exiger des Hollandais, il ne parlât point
du Cap. C'est qu'alors, dans l'enivrement de la victoire
sur ses ennemis mortels, Colbert s'abusait jusqu'à
croire possible l'annexion de la Compagnie de Hollande
à la France, d'où aurait naturellement
résulté le droit d'user de ses
établissements. Mais quand il fallut renoncer
à ces rêves, les embarras de la guerre
contre la coalition empêchèrent de songer
à aucune entreprise militaire contre le Cap; le
gouvernement royal ne pouvait alors soutenir que de
renforts bien insuffisants l'action de De La Haye aux
Indes. Sans doute celui-ci exposait au Ministre
l'importance de cette acquisition du Cap qui aurait
assuré aux Français le commerce de l'Inde,
la faiblesse du fort hollandais inachevé qu'il
avait vu à son passage et la facilité d'un
coup de main qu'il se déclarait disposé
à risquer à son retour (juillet 1672). La
réponse de Colbert ne marquait que peu de
confiance : " Pour l'entreprise sur le fort des
Hollandais au cap de Bonne-Espérance que vous
proposez de tenter, il est certain qu'il n'y aurait rien
de plus avantageux au bien de mon service que d'y
réussir ; mais comme j'y prévois de grandes
difficultés, vous devez être persuadé
que si, par votre industrie et par votre zèle,
vous trouvez moyen de les surmonter, je vous saurai
gré de ce service à proportion de son
importance et de la gloire que mes armes en recevront."
(27 février 1673). C'étaient de belles
paroles ; mais il n'était plus question de l'envoi
d'une seconde flotte; et, après le désastre
de l'expédition De La Haye, il ne fut plus
possible à Colbert de songer à un pareil
dessein. Pour le moment, c'était Bourbon qui, tant
bien que mal, devait servir d'escale aux vaisseaux de la
Compagnie.
Cependant,
et en partie évidemment à cause de la
médiocrité de ce mouillage, l'idée
de la conquête du Cap ne fut jamais oubliée
jusqu'à la fin du règne de Louis XIV :
à chaque reprise des hostilités contre les
Hollandais, on la voit reparaître sous la plume de
marins français ou d'employés de la
Compagnie : il est vrai que le gouvernement royal ne
sembla guère y prêter attention.
Ainsi
un mémoire anonyme fut présenté
à Seignelay dès le début de la
guerre de 1688. L'auteur démontrait que la
puissance des Hollandais pouvait plus aisément
être abattue par la ruine de leur commerce que par
des défaites navales et que la première
chose à faire pour y parvenir était de
s'emparer du Cap : du rapport des Français qui y
étaient passés, l'entreprise ne serait
point difficile ; le fort était médiocre et
ne pouvait empêcher le débarquement ; le
gouverneur, marchand créole, n'avait jamais
été à la guerre, la garnison
n'était que de trois à quatre cents hommes
de toutes nations, et encore les officiers
français qui avaient relâché au Cap
avec l'escadre de Siam assuraient que cette garnison ne
comptait pas plus de cent soldats mais qu'en cas de
visite d'étrangers on lui adjoignait des bourgeois
pour lui donner meilleure apparence. Il ajoutait que le
voyage pouvait se faire en toute saison, mais indiquait
comme particulièrement favorable à
l'entreprise le moment de la relâche
simultanée (février - avril) des vaisseaux
hollandais revenant des Indes et de ceux d'Europe qui s'y
ravitaillaient et échangeaient leurs nouvelles. Il
concluait que cette expédition pouvait se faire en
sept ou huit mois et que sa réussite rendrait
impraticable le commerce des Hollandais à Batavia
et Ceylan ; aussi feraient-ils évidemment tous les
efforts imaginables pour reprendre un pareil poste ; mais
en le fortifiant solidement dès qu'on l'aurait
enlevé, on pouvait espérer le
conserver.
On voit
qu'il ne s'agissait pas expressément dans ce
mémoire de procurer à la Compagnie de
France la relâche sur la route des Indes que ses
vaisseaux trouvaient alors soit aux Comores, soit
à Bourbon, mais plutôt d'arracher aux
Hollandais l'établissement essentiel à leur
commerce et à leur puissance dans les Indes. Cette
double préoccupation apparaît vers la
même époque dans les mémoires que F.
Martin adressait au gouvernement royal, à
Seignelay et à Delagny. Dans la lettre qu'il
écrivait à celui-ci le 22 janvier 1691,
après la campagne de l'escadre Duquesne-Guiton aux
Indes, il faisait entendre que l'inutilité de sa
croisière tenait surtout au manque d'un lieu de
retraite et montrait sous ce rapport l'importance du Cap
: " Cette seule entreprise, en prenant bien son temps et
avec des forces suffisantes, serait d'un grand
échec à la Compagnie de Hollande (22
janvier 1691) ". Plus précis étaient les
avis qu il donnait à Seignelay dans sa
dépêche du 26 septembre 1691 : il montrait
que si l'on voulait prendre la place des Hollandais dans
l'Inde, il fallait détruire en leur capitale
Batavia leurs forces de terre et de mer, mais que pour y
parvenir il fallait d'abord leur enlever le Cap de
Bonne-Espérance, " qui n'est point une
expédition d'un grand retardement, suivant le
rapport des gens qui ont vu la forteresse de la baie de
la Table" (Martin à Seignelay, 26 septembre 1691).
Peu après, Pilavoine, chef du comptoir de Surate,
répétait que, si le gouvernement
français avait réellement l'intention de
s'établir aux Indes sur les ruines de ses ennemis,
l'entreprise n'était point difficile à
condition de s'emparer d'abord en janvier ou
février du Cap de Bonne-Espérance,
rendez-vous des flottes hollandaises d'Europe et des
Indes : la capture de celle de Batavia qui y arrivait en
avril, fort riche mais mal équipée,
couvrirait seule toutes les dépenses de
l'expédition (20 janvier 1693).
Beaucoup
plus documentés furent les renseignements et
projets présentés en 1695, au gouvernement
royal dans deux mémoires conservés aux
Archives du Dépôt des Cartes et Plans de la
Marine. L'auteur du premier (De l'état
présent du Cap de Bonne-Espérance), un
religieux, le P. Le Comte, avait quitté Tranquebar
en octobre 1692 sur un vaisseau danois qui
séjourna au Cap pendant tout le mois de janvier
1693 ; il insiste sur la faiblesse de
l'établissement hollandais: le seul vaisseau qui
soit ordinairement de garde en rade est mal
équipé et si vieux qu'on n'oserait le
mettre en mer ; le fort est sans fossé; on ne
saurait tirer le canon, crainte d'éboulement, sur
certains de ses cinq petits bastions ; la garnison se
compose d'une compagnie de 80 fantassins, de diverses
nations et désespérés de leur sort ;
plus de vingt essayèrent de s'enfuir sur le
vaisseau danois et dix s'y embarquèrent
effectivement. Les Hollandais, conclut le P. Le Comte,
sont obligés, par la multitude de leurs places, de
diviser leurs forces et sont faibles partout.
L'auteur
du second mémoire, également daté de
1695 : un sieur Vollant, expose lui aussi le peu de
défense du poste hollandais, mais insiste surtout
sur l'expédition qu'on y pourrait faire, sur la
commodité du mouillage, la facilité du
débarquement et la possibilité de s'emparer
du fort par surprise, en partant de France en mars ; il
montre les avantages de cette conquête pour la
navigation vers l'Inde, - à condition de la
coloniser de paysans français et d'y
développer la culture du blé et de la
vigne.
Mais
les propositions de F. Martin, destinées à
Seignelay, furent reçues par Pontchartrain.
D'ailleurs le gouvernement royal, dont la guerre
européenne absorbait toutes les forces, ne pouvait
guère songer à de grandes entreprises aux
Indes. Tout au plus trouve-t-on, dans le Mémoire
rédigé par Delagny pour l'instruction du
jeune Jérôme Pontchartrain, associé
à la charge de son père, un écho des
projets d'entreprise sur le Cap présentés
en 1688 et plus récemment par F. Martin et
Pilavoine : " Les avis qu'on a que les Hollandais ne sont
guère plus précautionnés au Cap de
Bonne-Espérance qu'ils l'étaient avant la
guerre font prendre la liberté de
représenter que si Sa Majesté était
en état de l'envoyer attaquer, elle porterait en
l'occupant le coup le plus mortel que la Hollande put
recevoir et qu'on y trouverait de quoi se
dédommager avec usure de la dépense de
cette entreprise que tous les connaisseurs ne trouvent
point difficile et dans un voyage qui peut se terminer
dans environ six mois (30 mars 1694). Mais la prise de
Pondichéry, dont la nouvelle parvenait peu
après en France, ruinait toute idée
d'offensive et, malgré les suggestions du P. Le
Comte et de Vollant, l'escadre de Serquigny
expédiée aux Indes au début de 1695,
n'était guère chargée que de faire
la course et de protéger les vaisseaux de la
Compagnie. Un des principaux points des instructions
remises à son commandant était pourtant
relatif au Cap, mais seulement pour lui prescrire d'y
détacher, dès son arrivée, deux
vaisseaux pour aller reconnaître la rade et
signaler le nombre et la force des navires hollandais qui
s'y trouveraient, puis d'entrer dans la baie avec toute
la flotte et d'enlever immédiatement par abordage
les bâtiments ennemis: il n'était pas
question de débarquement ni d'attaque de
l'établissement hollandais; le coup fait, de
Serquigny devait relâcher aux Comores; à son
retour des Indes, il lui était recommandé
de ne toucher qu'en Amérique. (Instruction pour de
Serquiny, 8 janvier 1695)
Ce sont
encore des entreprises destinées plutôt
à ruiner l'empire hollandais en
général qu'à procurer simplement aux
Français une escale sur la route de l'Inde, qui
furent proposées au gouvernement royal au
début de la troisième guerre contre la
Hollande. Avant même que la rupture fût
consommée F. Martin, dans le grand mémoire
du 15 février 1700 destiné au nouveau
Secrétaire d'État de la Marine,
Jérôme Pontchartrain, montrait la
facilité de se substituer par un effort maritime
sérieux aux Hollandais dans les Indes, et,
rappelant ses conseils d'autrefois, il ajoutait : " Je ne
dis rien de l'établissement de cette Compagnie au
Cap de Bonne-Espérance : l'on est bien
informé en France de l'importance et le mal
qu'elle en souffrirait si elle le perdait. "
Ce sont
ces projets de F. Martin, exprimés depuis dix ans,
que son gendre Deslandes, dès qu'il connut
à son arrivée en France l'imminence d'une
guerre contre l'Angleterre et les Provinces Unies, reprit
et développa dans le grand mémoire qu'il
adressa aux Directeurs ou plutôt au gouvernement
royal, dans la deuxième partie de 1761 1. Il
déclarait, dès les premières lignes,
que, si l'on voulait s'emparer des possessions
hollandaises et principalement de Batavia, il fallait
commencer par occuper le Cap, " afin d'y prendre des
mesures et de se mettre en état d'attaquer en
arrivant dans l'Inde le poste sur lequel on aura dessein"
; tandis que, si on envoyait une escadre directement dans
l'Inde, la nécessité où elle serait
de relâcher dès son arrivée en
quelque port pour se rafraîchir donnerait
l'éveil aux ennemis qui pourraient rassembler
leurs forces et ruiner l'entreprise. Puis il dressait un
plan de campagne, le plus précis qui fût
jamais présenté sur cette question au
gouvernement de Louis XIV : "Ayant donc résolu de
suivre ce projet et de se rendre maître du cap de
Bonne-Espérance, il faut y aller dans la saison
où les débarquements sont faciles, cette
précaution étant absolument
nécessaire pour ne pas manquer son
coup.
" Il
est constant que la mer est beaucoup plus belle dans la
baie du Cap pendant les mois de novembre,
décembre, janvier et les premiers jours de
février que dans les autres saisons de
l'année (De Kerhallet : Les vents de N. O.,
violents dans cette baie du Cap d'où il font
dérader les navires, sont rarement redoutables de
novembre à mai). C'est dans celle-là aussi
qu'il faut y arriver afin d'y pouvoir débarquer
dans le moment qu'on y mouillera et empêcher par
là que les habitants, qui sont dispersés
à sept ou huit lieues aux environs du Cap, ne se
jettent dans la place ou ne viennent pour s'opposer au
débarquement, ce qui rendrait l'exécution
du dessein qu'on aurait très difficile.
" Il
est donc d'une très grande conséquence de
prendre ses mesures pour arriver au Cap dans les mois de
décembre ou janvier, qui est, comme on l'a dit, la
saison la plus favorable pour le débarquement et
celle aussi qui approche le plus du temps qu'on doit
faire route pour les Indes et pour Batavia.
" On
doit faire compte que, pour réussir dans l'attaque
du Cap de Bonne-Espérance, il ne faut pas moins de
3.000 hommes de débarquement, avec des vaisseaux
et des bâtiments de charge à proportion,
dont on fera un mémoire particulier, où on
spécifiera tout ce qu'on croira nécessaire
pour cette entreprise 1 .
" On
pourrait, après avoir pris le Cap, y rester
jusqu'au mois de mars ou avril pour rafraîchir les
équipages, et on aurait dans cet intervalle de
temps quelques vaisseaux à croiser sur les anglais
et les hollandais qui vont et reviennent des Indes".
L'escadre devrait donc partir de France en septembre,
elle serait rejointe au Cap par une seconde, partie en
décembre, et ces forces seraient suffisantes pour
prendre Batavia, "indépendamment de quatre ou cinq
cents hommes qu'on ne pourrait pas se dispenser de
laisser au Cap, tant pour résister aux ennemis que
pour tenir en bride les gens qui sont établis dans
les terres qu'on assure être du nombre de trois ou
quatre mille hommes, parmi lesquels il y a nombre de
religionnaires français... " (En 1690, le nombre
des huguenots français établis au Cap
était déjà de 176, chiffre minimum.
D'après le journal inédit du Mercure
cité par Vignols, un des plus gros bourgs des
environs du Cap, de 3.000 âmes en 1715, s'appelait
la Petite Rochelle.
L'idée
de procurer aux Français une relâche sur la
route de l'Inde n'était donc pas
spécialement mentionnée dans ce projet,
mais elle l'inspirait tout entier, puisque c'est comme
escale de cette navigation et comme base
d'opération contre Batavia que le Cap était
indiqué comme indispensable. Et en effet,
Deslandes ajoutait qu'au cas où la première
escadre y éprouverait un échec, elle
devrait faire route vers le Brésil ou plutôt
"tâcher en passant de se rendre maître de
l'île de Sainte-Hélène, appartenant
aux Anglais, ce qui serait fait ou manqué le
même jour qu'on y arriverait L'escadre trouverait
en cette île, si elle la prenait, assez de
rafraîchissements pour pousser jusqu'aux Indes... "
(mémoire de Deslandes). Il a été dit
ailleurs comment le gouvernement royal, qui allait
être aussitôt après engagé dans
une terrible guerre contre la coalition
européenne, ne semble avoir prêté
aucune attention à ces propositions de Deslandes,
si bien étudiées et d'une si grande
portée. (Un autre projet d'attaque du Cap, fort
voisin de celui de Deslandes et présenté
cette même année 1701 à Pontchartrain
sans doute par de Nesmond officier de la marine royale,
indiquait comme date du départ de l'escadre
française la mi-décembre pour arriver au
Cap vers la mi-avril et s'emparer des flottes
hollandaises qui y relâchaient à ce moment :
il faudrait disposer de 4.000 hommes de
débarquement et l'on pouvait compter sur la
désertion d'une bonne partie des troupes
hollandaises.
Malgré
cette indifférence, l'idée reparut encore :
un Français nommé Desnoyers, qui avait
été un an prisonnier au Cap (mars 1711-mars
1715), avait profžté de la semi-liberté
qu'on lui laissait pour sortir avec les pêcheurs le
long des côtes et les étudier au point de
vue du débarquement. Il consigna ses observations
en un mémoire (publié par Vignols)
où il indiquait comme le meilleur endroit pour
prendre terre une anse de sable située entre la
Porte du Lion et la Table, et où dix à
douze chaloupes pouvaient aborder facilement (Plan du Cap
et de ses environs, d'Après de Mannevillette,
1745) ; il décrivait minutieusement les lieux pour
rendre l'attaque plus aisée, assurant que de
là, avec une bonne batterie et 1.200 à
1.400 hommes, on devait s'emparer du Cap en trois jours.
Il déclarait qu'il faudrait pour cette entreprise
six vaisseaux de 50 canons et six de 10, trois
frégates de 28 à 30 ; il proposait pour
l'action le même moment que Deslandes en 1701,
c'est-à-dire novembre ; mais il demandait, on le
voit, moitié moins de troupes de
débarquement, affirmait la faiblesse de la
garnison et surtout celle de la milice que le Gouverneur
pouvait convoquer parmi les habitants 1 ; il avait
assisté en mai 1714, à une revue de ces
miliciens, qui formaient deux compagnies d'infanterie de
65 hommes chacune et trois de cavalerie, deux de 65,
l'autre de 60 hommes, tous mal montés ; le Cap
pris, on pourrait aisément enlever la flotte de
Batavia (qui y arrivait au commencement de
février) ou celle de Ceylan (fin février ou
commencement de mars), dont les vaisseaux étaient
faibles d'équipage et dont les batteries
inférieures, pleines de marchandises, ne pouvaient
tirer.
Ce
projet est curieux par sa précision, mais
d'intérêt médiocre, car à ce
moment la paix était déjà
rétablie entre la France et les Provinces Unies.
Cependant le gouvernement royal n'en faisait pas moins un
certain cas de Desnoyers puisqu'à deux reprises,
en 1715 et en 1717, il chargea l'ambassadeur à La
Haye de réclamer des États
Généraux son élargissement (Du
Livier à Pontchartrain, 10 février 1716,
d'après Vignols et le mémoire publié
lui-même, Desnoyers aurait quitté le Cap le
4 mars 1715, jour de son embarquement sur le Mercure de
l'escadre Guymont du Coudray revenant des Indes qui
arriva en France en février 1716. Pourtant un an
plus tard, le 13 février 1717, une
dépêche du Conseil de Marine déclare
que malgré ses réclamations
antérieures le sieur Desnoyers n'a point
été élargi et que de nouveaux ordres
viennent d'être envoyés à
l'ambassadeur français à La Haye pour qu'il
obtienne sa mise en liberté. Il y a là une
contradiction inexplicable, et d'où
résulterait, on le voit, une certaine incertitude
sur la date du mémoire).
Au
total, tant que les Français ne
possédèrent pas une bonne relâche sur
la route de l'Inde, l'idée de l'installer au Sud
de l'Afrique ne fut jamais oubliée : après
l'abandon des tentatives de Colbert à la baie de
Saldaigne, le rêve d'une conquête de la
colonie hollandaise du Cap ne cessa de hanter esprit des
marins et des négociants français.
Après la paix, vers 1720, un mémoire
anonyme très étudié sur le commerce
que pouvait faire aux Indes la nouvelle Compagnie,
proposait de créer au Natal un
établissement de relâche. "On prétend
qu'il y a un fort bon port et qu'étant sous la
même latitude que le cap de Bonne-Espérance,
le terrain y peut également produire les
mêmes vivres et les mêmes
rafraîchissements que les Hollandais tirent de leur
établissement au Cap de Bonne-Espérance.
Tout l'avantage de cet établissement dépend
uniquement de savoir s'il y a effectivement un bon
port... Ce port servirait de relâche pour les
vaisseaux de la Compagnie qui vont aux Indes ou à
Moka ; les équipages y pourraient caréner
leurs vaisseaux et y trouveraient des
rafraîchissements... Ce serait une retraite pour
les vaisseaux de la Compagnie en temps de guerre, elle
pourrait même avoir quelques vaisseaux dans ces
temps-là pour croiser dans ces mers, assurer son
commerce et traverser celui des ennemis de
l'État... ''. Les frais d'établissement,
concluait ce Mémoire, seraient compensés
par le commerce qu'on y pourrait entreprendre sur les
cotes d'Afrique et a Madagascar. On voit que, en temps de
paix comme pendant la guerre, la tradition persistait en
France de chercher à acquérir, à
l'exemple des Hollandais sinon à leurs
dépens, une bonne escale dans l'Afrique du
Sud.
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l'ouvrage : "Les
escales françaises sur la route de l'inde 1638 /
1731" par
Paul Kaeppelin - 1908
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