En
l'année 1690, les intérêts
français en Orient n'étaient pas
limités aux seules opérations de la
Compagnie. Louis XIV, après l'échec de
l'expédition de M. de La Haye, n'avait pas
abandonné la suite de sa politique en Orient. Il
avait un nouvel objectif : le royaume de Siam.
Depuis
les croisades jusqu'à une époque
très récente de notre histoire, la religion
fut constamment l'introductrice de l'influence
française au Levant et en Orient. Lorsque les
progrès des découvertes
géographiques eurent ouvert le chemin de
l'Extrême-Orient au monde européen,
capucins, missionnaires, jésuites et autres
religieux furent les premiers pionniers français
qui suivirent les traces des Portugais et des Hollandais
dans les Indes orientales, et frayèrent même
des voies nouvelles inconnues à ceux-ci. Puis, les
progrès de la Compagnie française des Indes
et des expéditions ayant un cachet plus militaire,
ordonnées par Louis XIV, firent
pénétrer à leur suite des marchands,
des soldats et des diplomates. La religion, le commerce
et la politique se prêtèrent alors un mutuel
appui.
En
1658, à l'instigation du R.P. Alexandre de Rhodes,
natif d'Avignon, trois Français furent
envoyés, avec le titre de vicaires apostoliques,
pour entreprendre les missions de Chine, du Tonquin, de
Cochinchine et du royaume de Siam. Ces trois
évêques étaient:
- Mgr François Pallu, évêque d'Héliopolis, originaire de Tours où il fut chanoine de Saint-Martin;
- Mgr Pierre Lambert, évêque de Béryte, détaché de Rouen où il avait une charge à la cour des comptes de
Normandie;
- Mgr Ignace Cotolendy, évêque de Metellopolis, natif de Provence et ayant un bénéfice à Aix.
La
première difficulté qu'ils eurent à
vaincre, était d'ordre politique et avait sa
source dans les résistances d'une cour
européenne. Le Portugal, en effet, s'appuyant sur
la bulle surannée du pape Alexandre VI (Inter
cætera... de 1494 divisait toute la partie du monde
terrestre à découvrir par une ligne
idéale passant 6176 milles à l'est des
Açores et rejoignant les deux pôles. Toutes
les terres à découvrir à l'est
étaient du domaine des Portugais (Indes
Orientales) et toute la partie à l'ouest (Indes
Occidentales) était dévolue à
l'Espagne. L'autorité du pape était si
grande à cette époque quo la
décision d'Alexandre Vl fut acceptée par
toute la chrétienté, mais on comprend
combien dans la suite elle dut aliéner à la
papauté l'esprit des Hollandais et des Anglais),
s'opposait à la nomination d'évêques
français dans les Indes. Mgr de Béryte
obtint cependant gain de cause auprès du pape
Clément IX, ce qui n'empêcha pas le
Portugal, lors de l'élection de son successeur
Clément X, de réclamer encore et sans plus
de succès la révocation des
évêques français.
Ces
évêques, accompagnés par d'autres
ecclésiastiques, partirent successivement de
Marseille pour la voie du Levant, et, traversant la
Syrie, la Perse et les Indes, se dirigèrent vers
la presqu'île malaise.
Mgr
Cotolendy n'arriva pas au terme de son voyage; il mourut
le 16 août 1662, aux environs de Masulipatam. Les
deux autres évêques parvinrent, à
travers la presqu'île malaise, jusqu'à
Juthia ou Siam, ville capitale du royaume de Siam: Mgr de
Béryte, le 22 août 1662 et Mgr
d'Héliopolis le 27 janvier 1664. Leur influence
s'établit immédiatement
prépondérante auprès du roi
Phra-Naraï, élevé sur le trône
de Siam depuis l'année 1656.
Appuyés
par un aventurier, le Grec Constance Phaulkon, qui avait
su gagner la confiance du roi, ils obtinrent
l'autorisation de construire un séminaire et un
hospice, et s'occupèrent immédiatement da
propagande religieuse, enseignant en même temps les
langues et les sciences mathématiques.
Dès
que les progrès de la mission commencèrent
à se dessiner, l'évêque
d'Héliopolis reprit le chemin de l'Europe, qu'il
quitta de nouveau en 1670 sur un vaisseau de la
Compagnie, le Phénix, et passant par les
comptoirs des Indes, il arriva au Siam en 1673, avec des
lettres du pape et du roi de France, pour le souverain du
pays.
Il fut
reçu cette fois avec magnificence, et, à
cette occasion, les évêques obtinrent
(concession énorme) d'être introduits devant
le roi à la mode européenne,
c'est-à-dire qu'ils ne furent plus astreints
à se mettre pieds nus et à se prosterner le
visage contre terre. À partir de ce moment les
évêques devinrent de plus en plus les
familiers du roi. Celui-ci avait fait bâtir une
villa de plai-sance à Louvo, comme une sorte de
Versailles, à deux journées de la capitale;
c'est dans ce lieu qu'il se plaisait à les
recevoir en audience particulière, s'entretenant
avec eux de sciences et même de ques-tions
religieuses, apprenant par leurs récits à
considérer le roi Louis XIV comme le triomphateur
de l'Occident.
Le roi
de Siam en vint à désirer lui-même
d'envoyer à ce puissant monarque une ambassade
solennelle pour solliciter son amitié, et il
voulait en confier immédiatement la conduite
à Mgr de Béryte. Malheureusement,
l'état de guerre existant entre la France et la
Hollande rendait les mers peu sûres, surtout pour
les navires français, depuis la reddition de
Saint-Thomé, et les évêques
différaient cette expédition à une
époque plus favorable, sans faire connaître
au roi le motif de ce retardement.
Quand
la paix de Nimègue (16 août 1678) fut connue
dans l'Orient, ce projet fut repris et fortement
secondé par des influences nouvelles. Jusqu'alors,
la propagande religieuse était seule entrée
en action, ayant d'ailleurs à lutter, non
seulement contre les résistances indigènes,
mais aussi contre les menées des Hollandais et
surtout des Portugais. Malgré ces obstacles,
l'influence catholique française devenant
prépondérante en Orient, de nouveaux
vicaires apostoliques subordonnés aux
évêques de Béryte et
d'Héliopolis, furent créés pour
assurer la propagation de la foi catholique dans la
Chine, le Tonquin, la Cochinchine et le Japon
éventuellement, le foyer principal de l'oeuvre
restant fixé au Siam. Après la paix de
Nimègue, lorsque la Compagnie française des
Indes eut fondé des comptoirs bien assis dans les
Indes, les missionnaires songèrent à
s'appuyer sur ces établissements tout en les
faisant profiter des résultats qu'ils avaient
eux-mêmes acquis.
Déjà,
en 1672, Mgr d'Héliopolis, lors de son retour au
Siam, avait, en passant à Surate, engagé
les directeurs Gueston, Blot et Baron à se mettre
en communication avec les rois de Siam et du Tonquin pour
préparer l'établissement de comptoirs dans
ces pays après la paix.
En
1679, nous voyons le supérieur des missionnaires
installés à Surate, M. Duchesne,
obéissant aux mêmes inspirations, obtenir du
directeur chef du comptoir, François Baron,
l'envoi au Tonquin et au Siam de trois navires: le
Tonquin, à destination du Tonquin ; la
Vierge, pour Tenasserim ; et le Vautour qui
devait aborder à l'embouchure du Menan, le fleuve
de Siam.
Lettre
datée de Brodera, 10 janvier 1682, que le sieur
Roques, commis du comptoir de Surate, adressait aux
directeurs de la chambre générale, à
Paris. Tous les agents de la Compagnie aux Indes
n'avaient pas pour les religieux la même
déférence que le directeur François
Baron ; Roques, dans sa longue lettre, se plaint des
menées accaparantes des missionnaires, et
détaille les frais qu'il en coûte à
la Compagnie.
"
Voyez, écrit-il, s'il vous plaist, Messieurs,
quand ils trouvent la bonne veine comme ils purgent . Qui
souffre de tous ces projets, c'est vous, Messieurs, payez
les intérêts des sommes qui furent
empruntées en ce temps-là, pour
condescendre aux institutions de ces Messieurs qui
viennent toujours à la charge pour vous engager
davantage, comme se peut remarquer par le traité
que je viens d'escrire qui ne manqueroit pas de
matière sur un si digne sujet de remplir une main
entière de papier à !aire des
réflexions sur tant d'inconvéniens que ces
Mes-sieurs pourront vous causer ".
Ce
dernier navire, chargé de présents pour le
roi de Siam, emportait M. Duchesne et M.
Boureau-Deslandes, un des principaux agents de la
Compagnie des Indes. Les deux envoyés devaient
obtenir une audience du roi de Siam Boureau-Deslandes
devait se mettre à la disposition des
évêques, et, s'il ne recevait d'eux aucune
mission particulière, s'employer à
installer au Siam un comptoir de commerce. Enfin, le
navire était surtout destiné à
embarquer, et à conduire en France, l'ambassade du
roi de Siam. L'oeuvre purement religieuse des
missionnaires prenait dés lors une tournure
commerciale et politique.
Le
Vautour arriva à la barre de Ménan
en septembre 1680, et, après l'avoir franchie, fut
reçu à Bangkok avec les
démonstrations les plus honorables. Des trois
évêques du Siam, Mgr de Béryte
était mort récemment (1679) de la pierre,
et Mgr d'Héliopolis (mort à Fokien, en
Chine, en 1684) était retourné en France
pour ménager les intérêts des
missions. Le nouvel évêque de Metellopolis,
Mgr Louis Laneau (mort au Siam en 1696), de Monbleau
(diocèse du Mans), était seul dans le pays
Connaissant la langue siamoise, il sa chargea de
préparer la réception des lettres et des
présents qu'apportait Boureau-Deslandes
L'accueil
fait aux Français fut véritablement
somptueux Après l'audience solennelle du premier
jour, les jours suivants furent encore remplis par des
festins, des entretiens avec le roi et la
préparation des présents et des lettres que
le roi de Siam destinait au roi de France et au
pape
Le
sieur Gayme (parti de France en 1670), supérieur
du séminaire de Siam, qui remplit les fonctions
d'interprète, fut chargé d'organiser les
présents et d'accompagner l'ambassade en
France.
La
destination des présents et des lettres
était caractéristique. Il y avait des
présents pour le pape, pour le roi de France, pour
la reine (au grand étonnement des Asiatiques),
pour le Dauphin, pour Monsieur, frère du Roi, pour
Colbert, chef de la Compagnie royale des Indes, et pour
M. Berryer, directeur général de cette
Compagnie; des lettres pour le pape et pour le
Roi.
Ces
lettres, gravées sur des lames d'or battu, d'un
pied et demi de long et de huit pouces de large,
étaient roulées et enfermées, celle
pour le Roi dans un étui d'or et dans un coffret
couvert de brocart rouge de la Chine, celle pour le pape
dans un étui de bois de santal et dans un coffret
de brocart bleu. Le barcalon, ou premier ministre du Roi
de Siam, adressait d'autro part, une lettre au chef de la
Compagnie des Indes à Paris. Au jour fixé
par les astrologues, le 10 décembre 1680, les
présents et les lettres s'acheminèrent par
le fleuve Menan, jusqu'au vaisseau où ils furent
reçus en grande cérémonie, et le
Vautour, portant les présents, les messages et les
ambassadeurs, prit la mer le 24 décembre
courant.
Le 10
janvier 1681, il arriva à Bantam où la
Compagnie avait une loge, et le sieur de Guilhem, chef de
cet établissement, reçus les ambassadeurs
dans des locaux spécialement
aménagés pour eux. Cette première
partie du voyage fut pénible pour
l'équipage et les passagers ; le Vautour
était encombré d'abord par la masse des
présents qui comprenaient jusqu'à deux
jeunes éléphants, puis par le nombreux
personnel de l'ambassade, on ne pouvait songer à
opérer une longue traversée avec un navire
aussi surchargé. Après plusieurs mois de
séjour à Bantam, l'ambassade s'installa sur
le Soleil-d'Orient, navire de 1,000 tonneaux
appartenant à la Compagnie, et se trouvant alors
à Bantam. Ce navire partit de Bantam le 16
septembre 1681, et l'on resta longtemps sans avoir de ses
nouvelles; on apprit plus tard qu'il s'était perdu
corps et biens aux environs du cap de
Bonne-Espérance.
Boureau-Deslandes,
resté au Siam sur l'avis de Mgr de Metellopolis,
tenta diverses opérations commerciales qui furent
peu lucratives pour la Compagnie. Malgré l'appui
que lui donnait le grec Constance Phaulkon, il se
plaignait d'éprouver les effets de la jalousie des
Maures tout-puissants à la cour; il avait aussi
à lutter contre l'ascendant des Anglais et surtout
des Hollandais, qui tenaient tout le grand commerce. Il
fit néanmoins quelques envois au Tonquin, ayant
à sa disposition un petit navire, le
Saint-Joseph, qui assurait les communications
entre les comptoirs des Indes et le Siam. Infatigables,
les missionnaires se multipliaient ;
l'évêque d'Héliopolis revenant pour
la troisième fois au Siam, arrivait à la
barre du Menan le 4 juillet 1681, au moment où Mgr
de Metellopolis partait sur un vaisseau du roi de Siam,
avec six ou sept missionnaires, pour la Cochinchine,
emportant, entre autres présents pour le roi de ce
pays, deux pièces de canon de nouvelle fabrique,
que la Compagnie des Indes lui envoyait.
Boureau-Deslandes en profitait pour y joindre une lettre
à l'adresse du premier ministre de
Cochinchine.
Cependant,
le roi de Siam attendait toujours des nouvelles de
l'ambassade qu'il avait envoyée en Europe et dont
il ignorait le sort. En 1684, Constance Phaulkon envoya
en France, sous la conduite du P.Bénigne Le
Vachet, des Missions étrangères, deux
mandarins avec des lettres pour les ministres de France,
afin d'apprendre des nouvelles de la
précédente ambassade. Cette seconde
ambassade passa en Europe sur un navire anglais ; elle
aborda dans la Tamise et gagna ensuite la France. Les
deux envoyés, débarqués à
Calais, furent conduits à Paris, et le 6 novembre
1684, le marquis de Seignelay, en qualité de
secrétaire d'Etat et ministre de la marine, leur
donna audience dans son cabinet, à l'hôtel
Colbert, rue neuve-des-Petits-Champs. Le 27 du même
mois, ils furent reçus à Versailles par
Colbert de Croissy, ministre des affaires
étrangères, et le même jour, les deux
mandarins furent simplement présentés au
Roi dans la galerie où ils se promenait, mais ils
ne furent pas reçus en audience diplomatique,
n'ayant pas été adressé au Roi, mais
à ses ministres.
C'est
pour répondre à cette démarche et
pour reconduire les mandarins que fut organisé le
premier voyage au Siam.
Cette
première expédition avait un quadruple
objet : politique, religieux, scientifique et commercial.
Le chevalier de Chaumont en fut nommé le chef avec
le titre d'ambassadeur auprès du roi de Siam, pour
lequel il recevait des lettres officielles L'abbé
de Choisy, nommé ambassadeur ordinaire, devait
rester auprès du roi de Siam ; au cas que celui-ci
fût disposé à profter de ses
exhortations religieuses, il était secondé
par trois autres missionnaires. L'Académie des
sciences profitait de ce voyage pour recueillir des
données propres à perfectionner les cartes
géographiques, la navigation et l'astronomie. M.
de Louvois demanda aux jésuites six
mathématiciens de leur Compagnie, qui furent
reçus par un privilège particulier dans
l'Académie des sciences. Ces jésuites
étaient les PP. de Fontenay (supérieur),
Gorbillon, Le Comte, Bouvet, Visdelou et Tachard ; on
leur donna un programme de mémoires à
fournir, des cartes marines de la bibliothèque du
Roi et toutes sortes d'instruments de
mathématiques. Leurs pensions furent
réglées et leurs lettres patentes
expédiées pour la qualité de
mathématiciens du Roi dans les Indes.
Enfin,
la Compagnie des Indes chargeait sur les vaisseaux pour
100.000 livres de marchandises.
L'armement
se composait de deux navires :
-
l'Oiseau, vaisseau de 600 tonneaux, bâti
à Dunkerque en 1670, par le constructeur
Hendrick), et de 40 canons, ayant à bord M. le
chevalier de Chaumont, commandé par M. de L'Aulnay
de Vaudricourt, capitaine de vaisseau, capitaine en
second: M. de Coriton, capitaine de frégate,
lieutenants: M. le chevalier de Forbin, faisant fonction
de major; M. le chevalier de Cibois, enseignes: MM. de
Chamoreau et de Francine.
- la
Maligne, frégate légère de
250 tonneaux et de 30 canons, commandé par M. de
Joyeux d'Oléron, lieutenant de vaisseau,
lieutenants: MM. du Tertre et de
Saint-Villiers.
Deux
gardes de la marine étaient sur l'Oiseau et
six sur la frégate. Sur l'Oiseau prirent
passage les deux mandarins et le P. Le Vachet, ainsi que
le P. Tachard et les autres jésuites.
Cette
petite division quitta Brest le 3 mars 1685, et le 4 mai
toucha au Cap où l'on séjourna jusqu'au 7
juin. Les mathématiciens profitèrent de ce
séjour pour faire des observations astronomiques
précises et reçurent d'ailleurs toutes les
facilités du gouverneur hollandais
Vandestel.
Séparés
par la tempête dans la traversée de
l'océan Indien, les deux navires passèrent
isolément à Bantam, alors au pouvoir des
Hollandais, et se rejoignirent, peu de jours après
à Batavia.
Le 23
septembre, on mouilla à trois lieues de la barre
de Siam ; le chevalier de Forbin et le P. Le Vachet,
détachés sur une embarcation du pays,
pénétrèrent dans l'estuaire du
fleuve Menan, pour aller annoncer l'arrivée des
ambassadeurs dans les Etats du roi de Siam. Retenus par
le jusant à l'entrée de la rivière,
ils durent prendre terre, et le chevalier de Forbin,
à peine débarqué, éprouva une
déception dont on retrouve la trace dans les
Mémoires qui lui sont attribués. Ses
appréciations sont bien différentes des
descriptions enthousiastes de l'abbé de Choisy et
surtout du P. Tachard. " Nous vîmes en abordant
trois ou quatre petites maisons de cannes, couvertes de
feuilles de palmier, Mr Le Vacher me dit que
c'était là où demeurait le
Gouverneur de la Barre: nous descendîmes de notre
canot, nous trouvâmes dans l'une de ces maisons
trois ou quatre hommes assis à terre sur leur cul,
ruminant comme des boeufs, sans souliers, sans bas, sans
chapeau et n'ayant sur tout le corps qu'une simple toile
dont ils couvroient leur nudité; le reste de la
maison était aussi pauvre qu'eux. Je n'y vis ni
chaises, ni aucun meuble, je demandai en entrant
où était le Gouverneur: un de la troupe
répondit c'est moi.
Cette
première vue rabattit beaucoup des idées
que je m'étais formées de Siam... Je dirai
franchement que j'ai été surpris plus d'une
fois que l'abbé de Choisy et le Père
Tachard qui ont fait le même voyage et qui ont vu
les mêmes choses que moi, semblent s'être
accordés pour donner au public sur le Royaume de
Siam des idées si brillantes et si peu conformes
à la vérité...".
Quoi
qu'il en soit, le cérémonial de la
réception des ambassadeurs et de la lettre du Roi
fut ménagé avec toute la lenteur et toute
la minutie d'un rite asiatique, et accompagné de
nombreuses fêtes, festins et
réceptions.
Constance
Phaulkon prépara ensuite une imposante ambassade,
adressée cette fois officiellement au roi de
France. Le favori du roi de Siam, sentant combien sa
fortune l'exposait à la vengeance des grands du
pays, cherchait un appui dans l'ingérence d'une
puissance européenne. Il enjôla le P.
Tachard, et lui persuada que le roi de Siam était
sur le point d'embrasser le christianisme ; il offrit
à l'ambassadeur français de recevoir une
garnison française dans la forteresse de Bangkok,
et promit de faire construire un collège et un
observatoire à Louvo pour les jésuites.
Chacun cles membres de l'expédition
française trouvait ainsi son compte dans ses
propositions. Enthousiasmé, le P. Tachard se
chargea de conduire les nouveaux ambassadeurs siamois en
France, et d'entraîner le P. de la Chaise à
employer tout son crédit auprès du Roi.
Dès cette époque, l'affaire de Siam devint
celle des jésuites.
Si
l'intérêt du commerce et des sciences ne fut
pas négligé dans cette ambassade, celui de
la religion tint cependant la plus grande place, et c'est
ce qui paraît surtout dans une sorte de
Mémoire ou Traité, qui fut
présenté au roi de Siam et signé
à Louvo le 10 décembre 1685; il n'y est
question, presque exclusivement, que des
privilèges accordés aux missionnaires et
aux jésuites.
Les
Français quittèrent la capitale du Siam le
15 décembre, et descendirent vers la mer,
accompagnés par Constance Phaulkon. Outre la
lettre du Roi son maître, lettre qu'il fit apporter
solennellement au vaisseau : l'Oiseau, il chargea
le P. Tachard de celle qu'il écrivait
lui-même au roi de France.
On mit
à la voile le 22 décembre, emportant de
nombreux présents, et l'ambassade siamoise qui se
composait de trois ambassadeurs, huit mandarins, quatre
secrétaires et une vingtaine de valets.
Le 13
janvier 1686, le détroit de la Sonde est franchi.
Séparé de la frégate par la
tempéte du 15 février à la hauteur
de l'île Bourbon, l'Oiseau arrive au Cap le
12 mars où il retrouve la Maligne, et les
deux navires reprennent la mer le 26, pour jeter l'ancre
à Brest le 18 juin.
Bien
contre son gré, le chevalier de Forbin
était resté au service du Roi de Siam avec
M. de La Mare, ingénieur, cinq des jésuites
mathématiciens et quelques officiers. De Forbin,
ayant reçu le titre de grand amiral
général des armées du Roi, eût
à discipliner la garnison mi-siamoise,
mi-portugaise de Bangkok, et à présider
à la construction d'un nouveau fort destiné
à recevoir la garnison française qu'on
attendait avec le retour des ambassadeurs. Forbin eut,
paraît-il, à se défendre contre les
entreprises homicides de Constance Phaulkon (?) et dut
réprimer la révolte d'une bande de
Macassars, malais féroces qui avaient
débarqué sur le territoire du Siam; il
courut dans cette mêlée sanglante les plus
graves dangers et un jeune officier, M de Beauregard,
compagnon du chevalier, y reçut une blessure
épouvantable dont il guérit cependant.
Rebuté par ce service, Forbin passa sur un navire
de la Compagnie des Indes à Pondichéry,
puis à Masulipatam et retourna quelque temps
après à Merguy sur le territoire siamois,
où il rencontra précisément M.
Céberet, qui avait été amené
dans ce pays par la seconde expédition dont nous
allons parler.
Lorsque
le vaisseau l'Oiseau et la Maligne, sa
conserve, furent arrivés à Brest,
l'intendant de la marine, M. Desclouzeaux, demanda des
instructions à la cour pour le transport des
ambassadeurs siamois à Paris. Ceux-ci
s'acheminèrent par terre en passant par Nantes et
Rambouillet, ils furent reçus par le
maréchal de La Feuillade et M. de Bonneuil,
introducteur des ambassadeurs. On les conduisit à
Paris où ils firent leur entrée solennelle,
le 11août 1686, dans les carrosses du Roi, et
furent traités par les officiers du Roi à
l'hôtel des Ambassadeurs extraordinaires. Le 1er
septembre 1686 eut lieu la réception officielle
à Versailles, cérémonie dont on
trouve mainte représentation dans des vignettes,
estampes et même des médailles du
temps.
Les
ambassadeurs restèrent à Paris jusqu'au
milieu du mois de janvier l687, puis retournèrent
à Brest, quand l'expédition que l'on
préparait fut prête à
partir.
Trompé
par les exhibitions fastueuses et les propositions
prestigieuses de Constance Phaulkon, le P. Tachard
présenta au Roi des tableaux si flatteurs, que
cette affaire de Siam prit les proportions d'un
événement politique de premier ordre auquel
les jésuites se préparèrent à
prendre la plus grande part. Louis XIV ordonna au P. de
La Chaise d'écrire aux supérieurs de chaque
province que les jésuites avaient en France pour
leur demander des sujets. Il s'en présenta plus de
150, parmi lesquels on en choisit 14 qui vinrent à
Paris se perfectionner dans la connaissance des
mathématiques, par un commerce assidu avec
Messieurs de l'Académie des sciences. Ils furent
reçus en audience particulière, avec les
marques de la plus grande faveur par Louis XIV, qui leur
donna des lettres pour le roi de Siam.
Outre
ces Pères jésuites, l'élément
ecclésiastique de l'expédition était
encore représenté par l'abbé de
Lyonne, nommé évêque de Rosalie et
vicaire apostolique du saint-siège, par le P.
Tachard et trois missionnaires. Ils emportaient des
lettres de noblesse pour Constance Phaulkon et son
fils.
D'autre
part, le Roi nomma deux ambassadeurs extraordinaires, les
sieurs Simon de La Loubére (homme d'esprit qui fut
de l'Académie française et de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
né à Toulon en 1642 (?), mort en 1729.
Louis Phélypeaux de Pontchartrain, ministre de la
marine, le choisit en 1694 pour accompagner son fils
Jérôme, lorsque le futur secrétaire
d'Etat, alors âgé de 20 ans, lit un voyage
dans les ports de l'Océan pour se familiariser
avec les choses de la marine) et Claude Céberet.
De La Loubère, qui portait le titre de premier
ambassadeur, avait dans ses attributions tout ce qui
concernait la politique et la religion ; Céberet
était chargé de tout ce qui touchait les
intérêts du commerce français,
c'est-à-dire ceux de la Compagnie des Indes
orientales.
Les
forces militaires, destinées à occuper les
places de Bangkok et de Merguy, se composaient de douze
compagnies d'infanterie, chaque compagnie comportant un
capitaine, un lieutenant un enseigne, deux sergents, six
caporaux et quarante-deux hommes, en tout,
cinquante-trois personnes. Cette petite armée de
six cent trente-six militaires, fut mise sous les ordres
de M. des Farges, qui s'embarquait avec le brevet de
maréchal de camp et emmenait ses deux fils. Il
avait pour second M. de Bruant, lieutenant
général.
Les
nombreux ballots contenant les présents de la cour
et ceux de la Compagnie des Indes furent
rassemblés à Brest et chargés sur
une véritable petite escadre, destinée
à porter au Siam le nombreux personnel de
l'expédition et les ambassadeurs
siamois.
Cette
escadre se composait de 5 navires mis sous le
commandement de M. de L'Aulnay de Vaudricourt
:
- le
Gaillard, vaisseau du quatrième rang, (300
tonneaux, 48 canons, commandé par M. de
Vaudricourt (amiral), capitaine de pavillon : M. de
Saint-Clair, capitaine de frégate, lieutenant : M.
de La Lère, enseignes : MM. de Chamoreau, de
Joucous et de Lonbas.
-
l'Oiseau, vaisseau qui avait déjà
fait le premier voyage, commandé par M.
Duquesne-Guiton, lieutenants: MM. de Tivas et de
Freteville, ayant à bord les ambassadeurs de La
Loubère et Céberet.
- la
Loire, flûte de 24 canons, commandé
par M. de Joyeux, lieutenant : M. de Bremes, enseigne :
M. de Quistillic.
- la
Normande, flûte, commandé par M. de
Courcelle, lieutenants : MM. du Tertre et de
Marchesolière.
- le
Dromadaire, flûte plus forte que les deux
autres, commandé par M. Dandenne, lieutenants :
MM. de Marcilly et de Beauchamp.
- la
Maligne, frégate qui avait fait le premier
voyage, n'accompagnait l'escadre que jusqu'au
Cap.
L'escadre
mit à la voile à Brest, le 1er mars 1687 et
fit escale au Cap du 10 au 29 juin. La frégate la
Maligne, ayant repris la route de la France, les
autres vaisseaux se dirigèrent à droiture
vers le détroit de la Sonde, mais ils furent
séparés pendant la traversée et
l'Oiseau, commandé par Du Quesne-Guiton ayant pris
les devants, arriva le premier à Batavia où
il fut rejoint par le gros de l'escadre au commencement
du mois de septembre. La Normande, seule, manqua
au rendez-vous et on l'attendit vainement jusqu'au 7
septembre.
La
réception des Hollandais ; Batavia fut des plus
froides, les navires n'échangèrent aucun
salut du canon avec la terre. Les jésuites, qui
étaient descendus à terre avec leurs
instruments, durent se rembarquer précipitamment,
pour échapper aux avanies de la population
hollandaise qui venait d'apprendre, par un convoi venu
d'Europe, les rigueurs dont on accablait les protestants
en France.
M. de
Vaudricourt quitta Batavia le 7 septembre et, se trouvant
le 15 dans le détroit de Banca, détacha en
avant Du Quesne avec l'Oiseau, sur lequel
était passé le P. Tachard. Ce navire jeta
l'ancre à l'embouchure du Ménan, le 27
septembre.
Le P.
Tachard, chargé des premières instructions,
remonta le fleuve avec un mandarin et s'arrêta
d'abord pendant quelques jour à Bangkok. Cette
place que Forbin avait abandonnée était
passée successivement sous le commandement de M.
de Beauregard puis d'un gouverneur portugais.
En
arrivant à Siam, le P. Tachard apprit que la cour
se trouvait à Louvo; il se préparait
à s'y rendre, lorsqu'il fut rejoint par Constance
Phaulkon qui en revenait. Dans une conférence
préliminaire, les propositions des envoyés
français furent examinées. Outre les
dispositions générales d'alliance et
d'arrangement commercial, les principaux articles
demandaient une protection particulière pour la
religion, la remise de deux places fortes de Bangkok et
de Merguy aux troupes françaises et l'envoi en
France de douze jeunes gens, fils des principaux
mandarins du royaume de Siam, pour y être
élevés au collège de Louis-le-Grand.
Constance en fit un memoire que le roi Phra-Maraï
approuva, en donnant l'ordre de ne rien ménager
pour l'honneur et la satisfaction des
Français.
Cependant,
le gros de l'escadre arrivait à la barre le 8
octobre, 10 au moment où ces conventions
étaient adoptées, débarquait les
mandarins ramenés de France et recevait les
premiers rafraîchissements.
Le 18
octobre; M. des Farges, à la tête de toutes
les troupes, s'embarquait sur les chaloupes de l'escadre
et prenait possession, le lendemain, de la forteresse de
Bangkok. Les envoyés de La Loubère et
Céberet, descendus à terre,
s'acheminèrent vers la capitale du Siam, et
dès ce moment, Constance Phaulkon mit tout on
oeuvre pour leur donner une haute idée des
ressources du pays et les éblouir par le faste des
réceptions qu'il leur ménagea. Le Roi ayant
quitté Louvo pour recevoir les Français
dans sa capitale, le cérémonial fut le
même que pour la réception du chevalier de
Chaumont, et la première audience solennelle fut
suivie de plusieurs audiences particulières
à Louvo.
Les
jésuites, parcourant le pays, visitèrent
les villes principales, les centres industriels:
fonderies, mines, etc., et firent des observations
astronomiques. En même temps, les
établissements européens se
développaient; il existait déjà une
chapelle à Louvo et, à Siam ou Juthia, un
collège des missions étrangères, qui
avait pris le nom de Constantinien en l'honneur du
protecteur des Français ; la construction d'un
collège des jésuites était
déjà fort avancée à Louvo,
des ordres furent donnés pour en élever un
semblable à Juthia.
Après
environ trois mois employés en fêtes et en
négociations, les Français eurent leur
audience de congé et les difFérents
éléments de l'expédition se
dissocièrent.
Céberet,
que ses fonctions de représentant de la Compagnie
des Indes appelaient sur la côte de Coromandel,
prit le chemin de Merguy par terre et de là passa
à Pondichéry sur un navire de la Compagnie,
le Président (parti du Port-Louis le 2 mars 1687,
arrivé à Pondichéry le 6 août.
Ce navire quitta Pondichéry le 9 février
1688 et rentra au Port-Louis le 24 août),
arrivé récemment à Merguy avec le
chevalier de Forbin.
Du
Quesne, avec l'Oiseau, gagna Pondichéry et,
au mois de janvier 1688, il prit sur son bord
Céberet et Forbin pour rentrer en France. Il
arriva à Brest, le 17 juillet 1688.
La
flûte, la Normande, qui avait rallié
l'escadre et avait accompagné l'Oiseau
à Pondichéry, y resta pour le service de la
Compagnie des Indes.
Le
reste de l'escadre quitta le Siam le 3 janvier 1688 et
arriva à Brest le 27 juillet amenant M. de
La Loubère et le P. Tachard avec trois nouveaux
mandarins, comme ambassadeurs, et sept jeunes princes
siamois.
Ces
mandarins ne devaient être rapatriés qu'en
1690 par l'escadre de M. Du Quesne-Guiton. Arrivés
à Brest, ils furent embarqués sur la
quèche, la Seine, et conduits au Havre
où ils arrivèrent le 9 août, et de
là à Rouen et à Paris où leur
présence passa cette fois presque
inaperçue. La cour étant alors à
Fontainebleau, l'audience de ces ambassadeurs fut
reportée à la fin de l'année que le
Roi devait se trouver à Versailles.
Après
cette cérémonie, le P. Tachard partit de
Paris le 5 novembre pour Rome, avec les trois mandarins.
Le 23 décembre ils furent reçus par le pape
et lui remirent les présents et les lettres que le
roi de Siam lui adressait. Le Saint-Père les
combla de prévenances et leur rendit des lettres
avec de précieux présents pour leur
maître. Enfin, le 7 janvier 1689, ils
s'embarquèrent à Civita-Vecchia sur deux
navires maltais qui les ramenèrent en
France,
L'expédition
de Vaudricourt avait complété l'oeuvre de
celle du chevalier de Chaumont et acquis les principaux
résultats désirés. Les places de
Bangkok et de Merguy étaient occupées par
des troupes françaises, la religion et surtout le
commerce avaient reçu de nouveaux avantages, en
sorte que les Français pouvaient raisonnablement
espérer : devenir prochainement les maîtres,
dans le royaume de Siam.
Avant
d'atteindre un si beau résultat, certes on avait
à vaincre encore bien des difficultés, mais
les envoyés de Louis XIV avaient
préparé de nouveaux progrès. Avec
l'appui de Constance Phaulkon, ils avaient amené
le roi de Siam à demander une garde de 80
cavaliers français, ce qui devait compléter
l'établissement d'une sorte de
protectorat.
En
France, d'ailleurs, le gouvernement poursuivait
l'entreprise avec activité. Sans attendre le
retour de l'expédition de Vaudricourt, avant
même d'avoir reçu de ses nouvelles, Louis
XIV avait déjà décidé l'envoi
de nouvelles troupes. En janvier 1688, le vaisseau
l'Oriflamme, commandé par M. de L'Estrille,
était parti de France avec 200 soldats.
Lorsque
M. de Vaudricourt fut rentré avec de nouvelles
dépêches de la cour de Siam; et lorsque les
trois principaux agents du Roi, MM. de La Loubère
et Céberet et le P. Tachard eurent fourni leurs
rapports, chacun dans la question qu'il
représentait, on prépara en France une
troisième expédition. Elle devait d'abord
porter au Siam 80 soldats sous les ordres du marquis
d'Eragny, capitaine au régiment des gardes
françaises, et ces troupes étaient
destinées à former la garde
particulière du roi.
Louis
XIV ajoutait encore 50 soldats et 200 autres qui
étaient levés aux frais de la Compagnie des
Indes. Les effets d'équipement et les armes
n'étaient pas oubliés.
Le
marquis d'Eragny, qui était appelé à
jouer le rôle de représentant du
gouvernement français, de résident
auprès du roi de Siam, avait le titre
d'ordonnateur et inspecteur général pour le
service du roi de France et ce titre lui donnait
autorité sur tous les autres chefs, y compris des
Farges, le gouverneur de Bangkok.
Il
recevait en outre des instructions particulières
qui le mettaient en devoir de profiter de certaines
circonstances prévues, comme la mort du roi de
Siam par exemple, ou d'autres éventualités,
pour s'assurer de la soumission de la cour de Siam, en
employant la force même, s'il était
nécessaire.
Les
intérêts du commerce n'étaient pas
négligés. La Compagnie des Indes avait
déjà obtenu de nouveaux privilèges
dans les dernières négociations, et
Constance Phaulkon s'était intéressé
dans son commerce pour une somme de 300.000 livres, elle
fut appelée à participer à la
nouvelle expédition. Outre les 200 soldats dont
elle payait l'entretien, elle devait expédier une
importante cargaison et armait deux vaisseaux du Roi, qui
se trouvaient dans le port de Lorient (le Gaillard
et l'Ecueil). On faisait entrevoir à la
Compagnie le plus bel avenir pour elle au Siam et
l'intendant du commerce, M. de Lagny, qui était un
des directeurs de la Compagnie, entraînait ses
collègues à s'engager dans cette
entreprise. Il était même question de
transférer le siège de la Compagnie des
Indes de Pondichéry à Morguy, qui offrait
aux vaisseaux un meilleur abri, et d'y transporter le
directeur général Martin. Sur la côte
orientale du royaume de Siam, la Compagnie aurait aussi
à Bangkok un comptoir pour le commerce du Golfe de
Siam, de la Cochinchine et de la Chine. Les
préparatifs de la nouvelle expédition
étaient en bonne voie d'exécution, lorsque
le P. Tachard revint de Rome, après avoir obtenu
du Pape des privilèges pour l'église
chrétienne; de Siam. Le succès de
l'intérêt de la religion paraissait aussi
assuré que celui de l'intérêt
politique, et celui de l'intérêt commercial.
Les trois mandarins avaient reçu le baptême,
ainsi que cinq jeunes princes que les jésuites
instruisaient au collège de Louis-le-Grand. Deux
autres jeunes princes macassars, envoyés par
Phaulkon, avaient été tenus sur les fonts
par le Roi, le duc de Bourgogne, Mme la Dauphine et
Madame. L'ardent missionnaire triomphait et se
préparait à faire, avec douze autres
jésuites, son troisième voyage aux
Indes
Cependant,
de graves événements politiques survenus en
Europe, la révolution d'Angleterre, l'attitude
menaçante de la ligue d'Augsbourg, vinrent
détourner des affaires de Siam, l'attention de la
cour de France, et faire retarder le départ de
l'expédition projetée.
Le Roi
se proposait alors de faire sur mer un grand effort
contre les Anglais et les Hollandais, et il rassemblait
une flotte considérable à Brest. Le
vaisseau l'Oiseau s'y trouvait au mois d'avril 1689,
prêt à partir pour le Siam ; il fut retenu
pour grossir la flotte de Brest. Les deux vaisseaux, le
Gaillard et l'Ecueil, que la Compagnie
armait à Lorient, y furent également
envoyés au mois de mai.
Le
départ de l'expédition avait
été ajourné au mois de septembre,
lorsqu'on apprit qu'une révolution avait
bouleversé le royaume de Siam, et obligé
les Français à abandonner les places de
Bangkok et de Merguy.
Le
récit de la révolution qui éclata au
Siam, peu de temps après le départ de
l'escadre de M. de Vaudricourt, se trouve dans une
relation que M. des Farges, le commandant des troupes
françaises, avait écrite comme une sorte de
justification de sa conduite. Il existe d'ailleurs, une
autre relation due à un jésuite, le P.
d'Orléans et une troisième du hollandais
Engelbert Kaempfer, qui passa au Siam en 1690.
Les
versions de ces différents auteurs, varient selon
leur état et leur nationalité, mais de
l'ensemble de leurs témoignages, il semble
résulter que cette tragédie de palais se
déroula de la façon suivante.
Après
le départ de l'escadre française, le roi
Phra-Naraï étant atteint d'une maladie
mortelle, l'attente d'une succession prochaine divisa le
palais. Deux frères du roi étaient les
héritiers légitimes du trône, mais
Constance Phaulkon, comptant sur l'appui des
Français, voulait assurer la succession à
un fils adoptif du roi. Ce favori se nommait Monpi ou
Prapié, D'autre part, Pitrachas, grand mandarin et
neveu du roi, soutenant l'esprit national contre
Constance et les étrangers, aspirait au
trône
Constance,
sur le point de s'emparer du pouvoir, appela à
Louvo M. des Farges, qui commandait la garnison
française de Bangkok, sans le prévenir de
ses projets. Mais Pitrachas, brusquant les choses, prit
possession du palais le 19 mai 1668 et s'assurant de la
personne de Prapié et de celle da Constance, il
fut massacrer immédiatement le premier. Constance,
soumis à la question, fut exécuté
quelques jours après. C'est sur ces entrefaites
que M. des Farges arrivant à Louvo avec quelques
Français, se trouva prisonnier avec ses deux fils
et les autres Français qui l'accompagnaient.
Pitrachas exigea de lui la promesse de remettre Bangkok
aux troupes siamoises, et l'obligea à
écrire une lettre a son lieutenant du Bruant qui
tenait Merguy, pour lui donner l'ordre d'abandonner cette
place. Des Farges trouva le moyen, par la tournure de sa
lettre, de faire découvrir à du Bruant,
quelque chose de ce qui se passait. Obligé
lui-même de laisser comme otages ses deux fils et
douze Français, il retourna à Bangkok, la
rage dans le coeur, et, loin de rendre la place, il s'y
fortifia et fit tirer sur les vaisseaux siamois qui
passaient à portée du fort. Bientôt
assiégé, il fut investi par des forces
considérables que, selon lui, dirigeaient des
Anglais et des Hollandais. Les événements
d'ailleurs se précipitaient à Louvo.
Pitrachas, tout-puissant, gardait a vue les deux
frères du roi, et quand il vit ce dernier
approcher de sa fin. il les fit assommer. Le roi
Phra-Naraï, mourut deux jours après, le 11
juillet 1688.
Maître
absolu du pouvoir, Pitrachas ne visa qu'à gagner
ceux qui l'avaient combattu et chercha à
s'accommoder pacifiquement avec les
Français.
A ce
moment, le vaisseau l'Oriflamme apparut à
la barre de Menan. Ce vaisseau était parti de
France sous le commandement de M. de L'Estrille au mois
de janvier 1688. Des Farges se décida alors a
accepter les propositions qui lui étaient faites
(Parmi ces conditions. il en était une à
laquelle des Farges consentit, et cet acte lui fut
reproché comme une lâcheté. La femme
de Constance, échappée de prison
grâce à l'aide d'un officier
français, s'était réfugiée
dans le fort de Bangkok, mais elle fut
réclamée par Pitrachas et des Farges la
livra. La malheureuse femme fut réduite à
la dernière servitude. Elle parvint dans la suite
à se retirer à Pondichéry. La
Compagnie des Indes, soit de son plein gré, soit
par ordre, lui assura une rente. Nous en trouvons la
preuve dans un passage d'une lettre que les directeurs
écrivaient au ministre Pontchartrain le 19 janvier
1706: .... Nous continuerons de donner ordre à M.
Martin et à nos commis du comptoir de
Pondichéry de faire payer tous les ans à
Mme la veuve Constance la somme de trois mil livres comme
nous avons fait jusqu'à présent.... "); il
rendit la place de Bangkok, a condition qu'il en
sortirait avec armés et bagages et qu'on lui
fournirait trois vaisseaux pour le rapatriement de ses
troupes.
Le 29
novembre, les Français s'embarquaient sur
l'Oriflamme et sur trois navires fournis par le
gouvernement siamois, le Siam, le Louvo et
un petit bâtiment de cinquante à soixante
tonneaux. lls arrivèrent au commencement de
février 1689 à Pondichéry, où
ils trouvèrent les Français du poste de
Merguy, qui s'y étaient rendus depuis une
quinzaine de jours, à la suite des
événements suivants.
Lorsque
M. du Bruant, qui les commandait, avait pris possession
de la place de Merguy, en mars 1688, on lui avait d'abord
fourni des vivres, des instruments et des travailleurs du
pays pour la construction d'un fort; mais bientôt,
ces bonnes dispositions cessèrent brusquement: les
travailleurs désertèrent, des
difficultés survinrent avec le gouverneur
indigène de Tenasserim, la place voisine. Ayant
alors eu connaissance des troubles qui
commençaient à agiter le pays, M. du Bruant
crut prudent de s'assurer d'abord la possession de deux
navires: un petit vaisseau anglais appartenant à
un particulier et une frégate du roi de Siam,
qu'il tint en réserve sous le canon du fort de
Merguy. Il reçut sur ces entrefaites la lettre que
M. des Farges s'était vu forcé de lui
écrire; le style extraordinaire de cette lettre le
mit en défiance, et loin de déférer
aux ordres qui y étaient contenus, il ne s'en tint
que davantage sur ses gardes.
Bientôt
attaqué et investi par les Siamois, il
força leurs lignes par une sortie le 24 juin, et
s'embarqua avec ses hommes sur la frégate siamoise
qu'il avait gardée et qui prit le nom de
Merguy.
Après
une navigation assez mouvementée, du Bruant
rencontra un navire de la Compagnie, le
Notre-Dame-de-Lorette, qui avait été
acheté au Siam par la Compagnie, partit de ce
pays, le 25 février 1688 à destination de
Surate, mais il ne put doubler le cap Comorin et
relâcha à Pondichéry. Quelque temps
après, le chef du comptoir, François
Martin, l'expédia. au Bengale et c'est pendant la
traversée qu'il rencontra le Merguy, il lui
fournit des vivres et les deux navires gagnèrent
ensemble la rade de Balassor. Une escadre anglaise de
quatorze vaisseaux les y trouva, les arrêta comme
appartenant au roi de Siam, à qui les Anglais
faisaient la guerre, et les conduisit à Madras En
arrivant à Madras, le Notre-Dame-de Lorette
s'échoua et se perdit et pour couper court aux
réclamations du comptoir de Pondichéry, le
tribunal anglais de Madras le jugea de bonne prise; au
contraire du Merguy qui fut rendu aux
Français après jugement. De là, du
Bruant et ses troupes se portèrent à
Pondichéry où ils arrivèrent le 15
janvier 1689.
Le
comptoir de Pondichéry où les
Français de Bangkok et de Merguy se trouvaient
ainsi réunis, était alors sous la direction
de François Martin et deux navires, le
Coche, appartenant à la Compagnie et la
Normande au Roi, étaient chargés de
marchandises et prêts à partir. Des Farges,
qui avait reçu par l'Oriflamme l'avis
qu'une escadre française, composée de
navires du Roi et de navires de la Compagnie, devait
partir du Port-Louis dans le courant de l'année
1689 pour venir au Siam et à la côte de
Coromandel, avait hâte de faire connaître en
France la situation du Siam, aussi donna-t-il l'ordre au
Coche et à la Normande de
s'arrêter au cap de Bonne-Espérance et d'y
laisser des lettres, que trouverait en passant l'escadre
française en cas qu'elle fût
déjà partie de France à
l'arrivée des deux vaisseaux. Tout le monde
à Pondichéry à ce moment, et des
Farges le premier, ignorait que la guerre était
déclarée entre la France et la Hollande,
depuis le 3 décembre 1688.
Les
deux navires, partis de Pondichéry le 17
février, se présentèrent sans
défiance au cap de Bonne-Espérance et
furent capturés par les Hollandais: la
Normande, le 27 avril et le Coche, le 5
mai.
Avertis
par les lettres qu'ils interceptèrent, les
Hollandais crurent à l'arrivée prochaine
d'une escadre française aux Indes et
rassemblèrent une escadre de dix vaisseaux
à Malacca pour l'attendre, mais cette escadre y
resta inutilement jusqu'au mois de février 1690,
l'armement de 1689 ayant été dissous, et
remplacé l'année suivante par
l'expédition confiée à
Duquesne-Guiton.
Cependant,
M. des Farges comptant lui-même sur l'entrée
en scène de l'escadre qu'il attendait, se
proposait de lui préparer un point d'appui sur la
côte du Siam qu'il venait d'être
obligé d'abandonner. Renonçant à
retourner à Merguy avec toutes ses forces, il jeta
ses vues sur l'île Jonsalam appartenant au royaume
de Siam, et située à la partie
méridionale de la côte ouest du
pays.
D'autre
part, François Martin ne le voyait partir qu'avec
appréhension. Sommagi-naja, le fils de Sevagi, qui
avait conquis tout le pays environnant sur le Grand
Mogol, venait de mourir et Martin craignait pour le
comptoir de Pondichéry le contre-coup des
désordres qui suivraient inévitablement cet
événement. Mais la difficulté de
conserver ses vaisseaux déjà
endommagés, dans une rade foraine comme est celle
de Pondichéry, obligea M. des Farges à
précipiter son départ. Il mit à la
voile le 10 avril pour l'île Jonsalam, avec
l'Oriflamme et les trois navires de Siam, emmenant 300
hommes de troupes françaises avec leurs officiers,
30 soldats métis et les équipages des
navires.
Il
laissait à Pondichéry un détachement
de cinquante hommes avec un capitaine : M. de la
Roche-Vigier, un lieutenant : M. de la Comme et un
enseigne : M. Maurant, pour la défense du
comptoir. Martin avait ravitaillé en partie les
troupes de M. des Farges, et adjoint à
l'expédition l'ancien chef du comptoir commercial
de Siam, le commis Véret, avec une cargaison de
22.500 L. en marchandises à employer à
l'île Jonsalam pour venir en aide à
l'expédition. Il avait aussi adressé un
exprès à Boureau-Deslandes, au comptoir
d'Ougly (Bengale), pour lui donner ordre d'envoyer de son
côté des vivres à l'île
Jonsalam. Des Farges avait levé l'ancre depuis
trois heures à peine, lorsque arrivèrent
à Pondichéry, des messagers qui venaient de
Surate par terre. Ils apportaient des lettres de France,
datées du 3 septembre 1688 et annonçant la
rupture imminente avec la Hollande. A Surate, on avait
été prévenu assez tôt pour que
le Florissant, qui en partit le 27 janvier,
évitât de s'arrêter au Cap.
Martin
expédia en mai le Merguy (rendu par les
Anglais), aux comptoirs du Bengale, avec une cargaison et
des lettres pour avertir Boureau-Deslandes de
l'état de guerre avec les Hollandais, et le 1
juin, la quèche le Saint-Joseph, pour
prévenir M. des Farges à l'île
Jonsalam.
Le
navire le Lonray qui était arrivé
à Pondichéry, le 31 mai, apportant la
confirmation de la guerre, est aussi
expédié au Bengale où il rejoint le
petit navire le Saint-Nicolas, que Martin avait
fait partir de Pondichéry le 3 mars
précédent.
Cependant,
des Farges avait erré pendant plus de trois mois
avec ses navires avant d'atteindre l'île Jonsalam;
la quèche le Saint-Joseph, partie deux mois
après lui, était passée à
cette île, avait même poussé
jusqu'à Merguy sans le rencontrer, et était
rentrée à Pondichécy le 23 novembre.
Ne pouvant se maintenir à Jonsalam, où il
avait fort heureusement reçu des vivres par le
Saint-Nicolas que Boureau-Deslandes avait envoyé
d'Ougly, M.des Farges prit le parti de passer à
Balassor avec le Saint-Nicolas et ses propres
navires
Enfin,
le 11 février 1690, arrivaient à
Pondichéry, le Lonray et le
Saint-Nicolas, chargés de marchandises du
Bengale et l'Oriflamme portant les troupes de M.
des Farges. Les navires de Siam étaient
restés à Balassor. Ces trois premiers
navires repartirent immédiatement pour la France
en passant par le Brésil et la Martinique. Le
Lonray et le Saint-Nicolas seuls
rentrèrent en France en 1691, et que
l'Oriflamme périt dans un combat contre un
navire anglais, au débouquemenf des îles
d'Amérique.
Depuis
qu'il avait appris la déclaration de guerre aux
Hollandais, Martin, songeant que le comptoir de
Pondichéry n'était pas à l'abri de
leur atteinte, fit tous ses efforts pour se mettre en
état de défense. Il obtint d'abord de
Rem-Raja, qui succédait Sommagi, la permission d'y
élever des fortifications, puis avec les troupes
laissées par M. des Farges et les quelques hommes
qu'il retenait des navires de la Compagnie, il composa
une petite garnison. Duquesne-Guiton trouva le comptoir
de Pondichéry dans cette situation, lorsqu'il y
arriva avec son escadre, le 12 août
1690.
L'aventure du Siam ne
s'arrête pas là. Un aventurier groisillon,
laurent
BARISY, y joua
un rôle certain un siècle plus
tard.
haut
de page
suite
retour