Le
chapitre précédent a retracé le
rôle que jouèrent aux Indes, les trois
armements mixtes faits par la Compagnie pendant la guerre
de la Ligue d'Ausbourg. Pour faire connaître la
situation de la Compagnie en France pendant cette
même période, nous devons revenir un peu en
arrière et ramener le lecteur à
l'époque du départ de l'escadre de
DuQuesne, en 1690.
Pendant
que ce premier armement mixte se trouvait aux Indes, le
ministre Seignelay était mort, le 3 novembre 1690.
Le nouveau ministre de la marine, Louis
Phélypeaux, comte de Pontchartrain, reçut,
le 13 novembre, le brevet de chef perpétuel,
président et directeur de la Compagnie des Indes
Orientales ; il assista à l'assemblée
générale qui réunit les directeurs
et les actionnaires le 11 juin 1692, après le
départ du deuxième armement mixte
commandé par Dandenne.
L'année
suivante, le 27 décembre 1693, le brevet de
président de la Compagnie était transmis
à son fils, Jérôme Phélypeaux,
comte de Pontchartrain (né en 1643, conseiller au
Parlement en 1661, premier président du Parlement
de Bretagne en 1677, intendant des finances en 1687,
contrôleur général des finances en
1689, secrétaire d'Etat, ministre de la marine et
de la maison du Roi tout en conservant le
département des finances en 1690, chancelier de
France en 1699,se démet de ses fonctions en 1714,
meurt en 1727 - Jérôme Phélypeaux,
comte de Pontchartrain, fils du précédent,
né en 1674, d'abord conseiller au Parlement,
succède à son père comme ministre de
la marine et de la maison du Roi en 1699. Après la
mort de Louis XIV en 1715, ses charges lui sont
enlevées et données à son fils, le
Comte de Maurepas. Il meurt en 1747.). Dans cette
même année, la Compagnie ne pouvant envoyer
ses marchandises au Havre, avait abandonné le
marché de Rouen et avait fait l'acquisition d'un
magasin à Nantes pour la vente de ses
marchandises.
Par
suite de l'état de guerre, l'activité
commerciale de la Compagnie se trouvait
nécessairement limitée, et un intervalle de
près de trois années s'était
écoulé entre le retour de l'escadre de
DuQuesne et celui de l'escadre de Dandenne. Après
le départ du troisième armement mixte au
mois de mars 1695, la Compagnie se voyait accablée
de dettes, et les directeurs employaient toutes leurs
séances à renouveler les billets
échus qu'ils n'étaient plus en mesure de
payer. C'est ainsi que les billets
d'intérêts maritimes de 1692,
renouvelés de six mois en six mois, ne furent
complètement payés qu'à la fin de
l'année 1696.
Pendant
la guerre, la Compagnie ne reçut de ses comptoirs
des Indes que fort peu de retours ; et presque toutes les
marchandises des Indes qui arrivaient en France
provenaient des prises faites surtout par des corsaires.
L'apport de ces marchandises sur le marché aurait
d'ailleurs considérablement troublé les
affaires de la Compagnie, si celle-ci n'avait pas
été protégée par son
privilège. Mais, par suite de ce privilège,
les possesseurs des effets provenant des prises
étaient dans la nécessité ou de
vendre leurs marchandises à l'étranger ou
de s'arranger avec la Compagnie pour pouvoir les vendre
en France, aussi la Compagnie en devenait-elle
adjudicataire à bon compte.
Le 6
août 1694, la Compagnie avait acheté
à Brest pour 35 000 L. un navire le
Christianus-Quintus, pris sur l'ennemi ; et un
arrêt du Conseil d'Etat, du 6 décembre 1695,
la déchargeait des droits que l'amirauté
réclamait pour cette acquisition.
Le
marquis de Nesmond ayant capturé, au mois de
septembre 1695, deux vaisseaux anglais venant des Indes,
l'amirauté avait le7 janvier 1696, adjugé
ces vaisseaux et leurs marchandises à un riche
banquier, le sieur Samuel Bernard, qui prit arrangement
avec la Compagnie et lui céda le tiers de la
valeur des marchandises et des vaisseaux pour pouvoir
vendre, à son profit, ces marchandises en France.
Ce traité fut homologué par un arrêt
du Conseil d'Etat du 10 mars 1696, et la Compagnie se
chargea de la vente qui eut lieu à Nantes au mois
de septembre de la même année
En
1696, l'amirauté avait adjugé à un
Malouin, le sieur Loquet de Granville, les prises faites
par deux vaisseaux du Roi, le Fortuné et le
François. Le 6 septembre, la Compagnie,
aidée par Samuel Bernard, fit un traité
avec Loquet de Granville qui cédait la
moitié de ses marchandises, pour 25 pour 100
seulement du prix d'adjudication, à condition de
pouvoir vendre pour son propre compte la moitié
qui lui restait, avec les marchandises de la Compagnie Ce
traité fut encore ratifié le 11 septembre
par le Conseil d'Etat.
Le 19
novembre, la Compagnie et Samuel Bernard offraient au Roi
une somme de 400 000 L. sur les deniers de la vente des
prises du marquis de Nesmond par reconnaissance et pour
secourir Sa Majesté. Samuel Bernard en donnait les
deux tiers et la Compagnie le reste.
Les
malouins avaient capturé cinq navires anglais: la
Délense et la Résolution vennat de Surate,
la Princesse-de-Danemark, le Succès et le Seymour,
venant du Bengale et de Madras. La Compagnie acheta les
deux tiers de ces marchandises pour la somme de 1,65
million de L., et la vente fut annoncée pour le
mardi 7 mai 1797, à Nantes.
Ainsi,
grâce à la protection que lui assurait son
privilège, la Compagnie suppléait à
l'insuffisance des retours de ses armements par
l'acquisition, à des prix avantageux, des
marchandises capturées par les corsaires ou les
vaisseaux du Roi.
Elle
s'était même crue obligée à
reconnaître la faveur dont elle était
l'objet en participant au don de 400 000 L. fait au
trésor du Roi. Mais cette offre, qui fut
d'ailleurs accepté, n'indiquait nullement que la
Compagnie fût entrée dans la voie de la
prospérité, car, à ce moment, elle
en était réduite à renouveler ses
billets échus qui se trouvaient ainsi
chargés d'un surcroît
d'intérêt, ou à emprunter de
nouvelles sommes pour satisfaire les créanciers
trop pressants.
À
la fin de l'année 1696, le troisième
armement mixte étant parti depuis près de
deux ans, la Compagnie crut nécessaire, pour faire
acte de vitalité, d'en préparer un
nouveau.
À
peu près dépourvue de vaisseaux, puisque
l'escadre de Serquigny n'était pas encore
rentrée, et que les navires expédiés
isolément étaient restés aux Indes,
la Compagnie avait acquis récemment quatre
vaisseaux qu'elle avait payés 145 000 L., et se
préparait à faire partir trois de ces
vaisseaux au printemps de l'année 1607.
Les
trois navires, la Princesse-de-Savoie, le
Phélypeaux et l'Etoile-d'Orient étaient
dans le port de Lorient et le directeur Gouault
était, chargé du soin de leur armement. Cet
armement traînait en longueur ; les marchandises et
les matières d'argent tardaient à arriver,
l'escorte qu'on attendait de la marine royale
n'était pas prête ; bref, dans le courant de
l'année 1697, la Compagnie renonça à
faire partir ces vaisseaux. Mais on avait
déjà fait bien des dépenses
inutiles, les équipages étaient
rassemblés ; on les versa sur des vaisseaux du Roi
et sur des navires de particuliers (Le sieur de la
Touche-Porée qui fait un armement à
Saint-Malo, ayant été appelé, promit
d'en prendre deux cents." Lettre de Gouault à
Pontchartrain -Lorient, 9 février
1697).
Pour
les officiers-majors et subalternes, les officiers
mariniers et, les cadets que la Compagnie avait
engagés pour la campagne, il y avait plus de
difficultés. Ils avaient quitté des emplois
et comptant sur leurs avances, avaient fait à
Lorient des dépenses à crédit, "
à quoy les marchands, les aubergistes et
cabaretiers s'attendent. Cette fuzée fera de la
peine à démesler. "
Indemnités
aux officiers, frais de désarmement, tout cela
incombait à la Compagnie. Puis, c'était
tout un matériel à ranger et à
conserver : les agrès des vaisseaux, les
marchandises, les vivres, le pain, le vin, les
eaux-de-vie et les viandes salées. Les magasins
dont la Compagnie disposait étaient insuffisants,
puisque le Roi les avait pour la plupart
réquisitionnés ; on pensa être
obligé d'en louer à Hennebont, et la ville
réclamait des droits d'entrée pour les
vins. Fort heureusement, on débarrassa un grand
magasin à Lorient où la Compagnie put loger
son matériel et ses victuailles.
Gouault,
qui venait d'obtenir le remboursement de son capital de
directeur, "n'ayant plus de caractère pour agir
pour la Compagnie" écrivait au Ministre lettre sur
lettre pour obtenir la permission de rentrer à
Paris et de laisser au sieur Le Chevallier le soin
d'arranger les affaires de la Compagnie de concert avec
de Mauclerc.
Enfin,
Gouault put rentrer à Paris à la fin du
mois de mars; il fut remplace à Lorient par le
directeur Mousseau, qui y vint à la fin de
l'année pour préparer l'armement de 1698
(Après Rousseau, se succédèrent
à Lorient : Bazin, de Boisanger, Verdier,
Foucherolle qui y était en 1706).
Lorsque
l'escadre de Serquigny revint en France sans cargaison,
au commencement de mars 1697, la Compagnie avait
près de cinq millions de dettes en France et
devait encore quatre années d'intérêt
maritime à ses actionnaires. Quant à
l'état des comptoirs aux Indes, sauf pour
Pondichéry, il n'était pas exactement
connu.
Six
vaisseaux étaient encore aux Indes : le Postillon,
l'Ecueil, le Gaillard, les Jeux, le Ponchartrain et le
Lonray. Ils avaient emporté pour près de
deux millions de marchandises et l'on ignorait le sort de
ces navires et de leurs cargaisons. La perte de
Pondichéry et l'insuccès militaire du
troisième armement mixte faisaient craindre que
les Hollandais, restés tout-puissants aux Indes,
eussent saisi une partie de ces richesses.
On
parlait déjà de la déchéance
de la Compagnie ; quelques particuliers proposaient d'en
établir une nouvelle, et, phénomène
inquiétant, certains directeurs mécontents
s'associaient à cette campagne. Il fallait prendre
une énergique décision si l'on voulait
sortir d'un tel embarras.
À
la fin de l'année l696, les directeurs avaient
proposé un moyen propre à combler dans une
certaine mesure le déficit qui augmentait tous les
jours par le cours des intérêts. Ils
étaient prêts à verser chacun 20 000
livres, à condition que tous les
intéressés rapportassent les
répartitions de 20% et de 10% qu'ils avaient
reçues en 1687 et en 1691. Bien que cette
proposition eût été homologuée
par un Édit roYal du 24 avril 1697, il importait
de consulter tous les actionnaires sur une
décision aussi grave. D'autre part, ce sacrifice
une fois consenti, les fonds auraient encore
manqué pour l'armement de 1698, et les directeurs
ne pouvaient emprunter 1,5 million de L. qui leur
étaient nécessaires, sans avoir
l'assentiment de tous les
intéressés.
Directeurs
et actionnaires se réunirent en assemblée
générale le mardi 2 juillet 1697, sous la
présidence de Claude Bose, prévôt des
marchands. Celui-ci, retraçant l'histoire de la
Compagnie depuis sa réorganisation en 1685, fit
ressortir les beaux résultats obtenus d'abord
pendant les quatre premières années, qui
avaient été des années de paix.
Attribuant, à juste titre, les déboires de
la Compagnie à la longue durée d'une guerre
dont il faisait espérer la terminaison prochaine,
il s'efforçait de démontrer que,
malgré ses pertes, la Compagnie était
encore en mesure d'acquitter la plus grosse partie de ses
dettes en France par la vente des marchandises provenant
des prises faites par le marquis de Nesmond et les
armateurs malouins.
La
Compagnie avait en France de bons vaisseaux et des
marchandises dans ses comptoirs aux Indes ; rien
n'était donc désespéré. Le
Roi et le ministre étaient toujours prêts
à soutenir la Compagnie; mais il était
indispensable de faire un armement, sous peine de voir
une nouvelle Compagnie se former et profiter de tous les
avantages que la paix allait assurer. Pour cet armement,
un million et demi était nécessaire et les
actionnaires étaient consultés sur les
moyens de se procurer cette somme. Telle fut en substance
la harangue du prévôt des
marchands.
Quand
on vint aux voix, la proposition du rapport des
répartitions de 20 % et de 10 % n'eut aucun
succès. Bref, après une longue
consultation, il fut décidé que les
directeurs contribueraient de 25 % de leurs actions et
emprunteraient le reste, pour parfaire la somme de 1,5
million de L. ; tous les intéressés, tant
directeurs qu'actionnaires, demeurant solidairement
garants de cet emprunt.
Cette
question de l'emprunt une fois réglée, la
Compagnie n'était pas encore au terme de ses
tribulations, et des dissentiments se manifestaient au
sein même de la direction.
Au
commencement de l'année 1697, quatre nouveaux
directeurs étaient entrés dans la
Compagnie: les sieurs de La Touche, Langlois, Bernard
(riche banquier, né à Sancerre en 1651,
mort à Paris en 1739, était parait-il, un
israélite, d'autres disent un protestant converti
dont la fortune s'éleva graduellement
jusqu'à 60 millions. Il épousa en secondes
noces Mlle de Saint-Chamans et devint, par ses
petites-filles, l'allié des plus grandes familles
de l'époque. En 1708, Louis XIV, qui avait besoin
de ses secours, lui fit les honneurs de Marly: cette
scène a été contée par
Saint-Simon) et Crozat (né à Toulouse en
I655; mort à Paris en 1738. Enrichi par de
nombreuses spéculations maritimes et
mêlé comme banquier à toutes les
grandes opérations financières, il
était devenu, dit Saint-Simon, "un des plus riches
hommes de Paris,". Par lettres patentes du mois de
septembre 1712, il obtint le privilège du commerce
de la Louisiane ; mais, le succès de cette
entreprise n'ayant pas répondu à ses
espérances, il céda son privilège au
célèbre John Law: ce fut le premier domaine
de la Compagnie d'Occident, établie au mois
d'août 1717. ) ; les deux derniers, en remplacement
de Chauvin et Gouault, qui se retiraient, fort heureux de
sauver leur capital. Mais Bernard et Crozat avaient
à peine versé chacun leurs vingt mille
écus que, regrettant leur engagement, ils
entreprenaient un procès contre les directeurs
dont ils avaient repris les actions.
Bien
que n'étant pas directement en cause, la Compagnie
se crut obligée à intervenir. Dans un
moment où elle voyait son crédit
sérieusement compromis, elle voulait à tout
prix éviter un scandale qui aurait mis au jour la
détresse de sa situation. Elle s'engagea à
désintéresser Bernard et Crozat et à
rendre à chacun d'eux leurs 60 000 L. en deux ans,
sans intérêts.
Un
autre danger menaçait la Compagnie. Depuis
l'époque de son établissement, la
navigation avait fait de grands progrès et le
privilège qui interdisait aux armateurs
particuliers l'accès des mers exotiques
commençait à paraître
exorbitant.
Après
la signature de la paix de Ryswick, des armateurs
réclamèrent la permission d'aller aux Indes
chercher fortune, soit en exploitant des matières
commerciales que la Compagnie avait jusqu'alors
négligées, soit en allant dans des
régions qu'elle n'avait jamais visitées. La
Compagnie ne voyait pas sans appréhension entamer
son privilège qui était le principal et
même, à l'heure présente, le seul
élément de son crédit, et elle
essaya de résister a ces
empiétements.
Un
pilote, nommé de Talmon, proposait d'entreprendre
aux Indes la pêche des perles; on
l'évinça facilement; mais un puissant
armateur, le sieur Jourdan de Grouée, ayant obtenu
du ministre l'autorisation d'armer un vaisseau pour la
Chine, la Compagnie se vit obligée, non sans
résistance, à passer un traité avec
lui.
Ce
traité, qui comprenait 22 articles, fut
signé par la Compagnie et Jourdan le 4 janvier
1698 et homologué par un arrêt du Conseil
d'Etat, le 22 du même mois. Bien qu'il ne fût
qu'un contrat transitoire et sans conséquences,
disait-on, pour le privilège de la Compagnie dans
l'avenir, il n'en fut pas moins le prélude de
l'établissement d'une Compagnie de la Chine, qui
fut dans la suite complètement
séparée de celle des Indes
orientales.
En
outre, à la fin de l'année 1698, une autre
compagnie, la Compagnie de la mer du Sud, était
installée. Une déclaration royale du mois
de septembre, par dérogation à l'article
XXVII de la déclaration de 1664, accordait
à cette nouvelle Compagnie le privilège de
l'exploitation des côtes et des iles de
l'Océan Pacifique, dans l'hémisphère
sud.
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