CHAPITRE
V - ILE DE FRANCE 1709-1731
Depuis
la double tentative des aventuriers dieppois du
Saint-Alexis en 1638 et en 1610, les Français
s'étaient totalement
désintéressés de l'île
Maurice, devenue colonie hollandaise (les Hollandais, qui
l'avaient abandonnée en 1658, s'y étaient
réinstallés en 1664). Les documents du
XVIIème siècle n'y font que de très
rares allusions, car les vaisseaux de la Compagnie n'y
touchaient point. La seule relâche remarquable est
celle du bâtiment de guerre le Breton,
envoyé par le gouvernement à l'escadre De
la Haye, en un moment où les Français
considéraient encore, officiellement au moins, les
Hollandais comme des alliés: les officiers de ce
vaisseau, se trouvant le 12 septembre 1671 en vue de
Maurice et espérant y être bien
reçus, décidèrent d'y faire escale
pour embarquer des vivres et mettre à terre leurs
scorbutiques ; on voit par leur journal de navigation
qu'ils ignoraient les ports de cette île, car ils
ne trouvèrent pas sans peine celui du S.- E.
où le Breton entra le 13 septembre au soir ; ils
furent accueillis avec méfiance par les Hollandais
qui prétendaient que le mouillage n'était
pas suffisant pour un bâtiment de cette taille (800
tx.) ; aussi, après avoir pris quelques vivres,
ils repartirent dès le 15 septembre pour gagner
Bourbon, non sans avoir remarqué, d'une part la
valeur de l'île " la plus belle qui soit dans les
Indes", et de l'autre la faiblesse des Hollandais qui n'y
étaient alors que quarante-huit et n'avaient pas
de fort digne de ce nom.
Les
guerres qui remplirent toute la fin du XVIIe
siècle écartèrent de Maurice les
vaisseaux français qui, même dans les
intervalles de paix, ne pouvaient plus compter sur un bon
accueil des Hollandais; plusieurs passèrent en vue
de cette île avant de toucher à Bourbon,
mais ils ne s'y arrêtaient jamais (comme le
Saint-Paul, le 29 août 1669 , Sieur du Bois, 1674,
le Vautour, le 2 juillet 1676, journal du Vautour, par
André Boureau-Deslandes). Il faut aller jusqu'en
1709 pour trouver une escale notable de navire
français à Maurice et celle-ci est d'autant
plus digne d'attention qu'elle eut lieu en temps de
guerre : il est vrai qu'il s'agissait de navigateurs
malouins, hardis et batailleurs. Le Curieux et le
Diligent, partis de Brest en janvier 1708 et qui
s'étaient emparé, en allant à Moka,
d'un fort vaisseau hollandais, en prirent un autre au
retour, près des Maldives, qu'ils menèrent
à Maurice pour en débarquer
l'équipage. Or la Compagnie hollandaise
négligeait depuis longtemps cette possession,
qu'elle était à la veille d'évacuer
: il ne s'y trouvait déjà plus que 80
hommes ; aussi le Gouverneur, malgré la guerre,
fit le meilleur accueil aux Malouins qui purent
s'installer dans la baie de la Maison blanche (baie du
Tombeau, la première au N. E. de Port-Louis),
prendre eau et vivres, chasser, réparer leurs
quatre vaisseaux et ne repartirent pour Bourbon et la
France, qu'après un séjour de plus de deux
mois (7 octobre-16 décembre 1709) La Roque, Voyage
de l'Arabie heureuse, 1716, Relation du Sieur de la
Merveille.
Cette
remarquable escale ne put passer inaperçue du
gouvernement royal ni de la Compagnie des Indes
Orientales, d'autant moins qu'ils avaient reçu,
peu auparavant, du Directeur Hébert des
renseignements assez précis sur Maurice (lettre
d'Hébert, 12 février 1709, apportée
en France par le Saint-Louis le 17 décembre). Il
signalait la faiblesse de la garnison hollandaise et le
grand avantage qu'offrait l'île : " Au N. 0. de
Maurice, il y a un beau port, dont je vous envoie
ci-inclus le plan et où l'on peut tranquillement
caréner un vaisseau.... Le Gouverneur de
l'île Bourbon (De Villers, jusqu'en avril 1709) me
dit que ce serait une entreprise à faire que de
s'en rendre les maîtres et qu'avec 100 hommes l'on
en viendrait à bout, qu'on enlèverait les
habitants, qui y sont en petit nombre, que l'on vendrait
les noirs et que. l'on y pourrait laisser des gens de
Mascarain ; je lui ai rnarqué que je donnais assez
dans son sens".
Mais
cette proposition du Gouverneur de Villers et
d'Hébert, la première faite d'une
expédition contre Maurice, ne convenait nullement
aux Directeurs, absorbés à ce moment par
leur laborieuse liquidation financière : alors
qu'ils répondent à tous les autres articles
des lettres d'Hébert, on ne lit aucune note en
marge de celui qu'il avait consacré à
Maurice. Et, malgré la relâche qu'y avaient
faite les vaisseaux malouins - et qui était connue
en France - en mai 1710, cette indifférence
persista ; la Compagnie était alors si
évidemment impuissante à entreprendre la
moindre expédition qu'on ne peut lui faire grief
des prétextes misérables par lesquels elle
cherchait à justifier son abstention : dans ses
instructions du 3I octobre 1710 à Parat,
arrêtées le 17 février 1711 par le.s
autres Directeurs, de Foucherolles déclarait : "
Pour l'île Maurice il n'y faut pas penser, car,
quand les Hollandais l'abandonneraient et qu'on en
prendrait possession, on n'en ferait rien puisqu'ils n'en
peuvent rien faire. Sa situation, avec son port, n'est
pas plus avantageuse que celle de l'île de Bourbon
(Il voulait dire par là que, malgré son bon
port, Maurice avait, comme escale, le même
inconvénient que Bourbon, c'est-à-dire
était trop loin de France sur la route de l'Inde)
et, dans la suite, les Hollandais, par pure malice, en
redemanderaient la propriété. "
Ce
n'est donc certainement pas des Directeurs de la
Compagnie des Indes Orientales que vint l'initiative du
projet d'occupation de l'île Maurice que les
Hollandais, cette même année 1710,
achevaient d'évacuer ; ce n'est pas non plus du
gouvernement royal, mais de l'auteur inconnu d'un
mémoire que, le 25 août 1713, Pontchartrain
communiquait à de Torcy pour avoir son avis avant
d'en parler au Roi (et retrouvé aux Archives des
Affaires Étrangères). Il y était
exposé que, depuis le départ des
Hollandais, l'île était absolument
déserte et deviendrait par conséquent
légitime propriété de la
première nation qui s'y établirait ; aussi
n'y parlait-on point de conquête, mais d'une simple
prise de possession, en profitant de la paix toute
récente. (Traité d'Utrecht, avril 1713) :
"On ne répétera pas ici combien cette
île est nécessaire aux sujets du Roi, ni
combien leur navigation dans les Indes Orientales est
nécessaire à la religion glorieuse au Roi
et utile au commerce de ses sujets, ni combien Mgr
l'Amiral est intéressé dans cette
navigation qui forme des officiers, des matelots et des
hydrographes, pour la conservation desquelles la nation
ne saurait avoir trop de colonies, manquant absolument de
ports en propre dans tout l'Océan oriental, parce
que ces faits sont trop connus. On se contentera
seulement de dire que la France serait bien malheureuse
si elle n'osait s'emparer d'un bien libre et
abandonné parce qu'on penserait que les Anglais y
auraient quelques vues, étant plutôt un
soupçon qu'une certitude, cette île leur
étant au fond inutile puisqu'ils ont celle de
Sainte-Hélène en deçà du Cap
de Bonne-Espérance. "
On doit
s'en tenir à des conjectures sur l'origine de ce
mémoire important : son auteur était
certainement alors en France, pour connaître
à cette date la conclusion de la paix ; peut
être est-ce de Villers, l'ancien gouverneur de
Bourbon qui avait précédemment
proposé à Hébert d'enlever Maurice
aux Hollandais, ou encore son ancien garde-magasin
Boucher, revenu en France en même temps que lui et
qui prendra plus tard une si grande part à
l'occupation effective de l'île. Quoi qu'il en
soit, il ressort nettement des lettres de Pontchartrain
accompagnant ce mémoire que c'est par lui que le
gouvernement royal, frappé des avantages
qu'assurerait la possession de Maurice au commerce de la
Compagnie, fut amené à l'idée de
s'en emparer. (Pontchartrain à de Torcy, 25
août et 13 septembre 1713)
Une
année entière s'écoula cependant
avant qu'il se décidât à agir ; la
question n'étant pourtant pas oubliée,
comme on le voit par une lettre du Ministre aux
Directeurs, du 27 juin 1714, relative à plusieurs
îles inhabitées de l'Océan Indien que
de Foucherolles proposait d'occuper (sans doute Maurice
et Jean de Lisboa que ce Directeur s'obstinait à
croire réelle; Pontchartrain aux Directeurs, 27
Juin 1714). Enfin les ordres furent donnés en
octobre 1714 : le 31, Pontchartrain délivrait des
instructions royales que le Sieur de la Boissière,
capitaine de l'Auguste, vaisseau malouin en armement pour
Moka, devait porter au Sieur Dufresne, commandant le
Chasseur parti de Saint-Malo pour la même
destination le 21 mars précédent : " Sa
Majesté, ayant été informée
que l'île Maurice est absolument déserte,...
veut que vous en preniez possession en son nom si cette
île n'est pas occupée par aucune puissance
étrangère et que vous en dressiez un acte
en bonne forme, que vous m'enverrez à votre
retour. Vous donnerez à ce lieu le nom d'Ile de
France et vous suivrez, pour cette prise de possession
les instructions que la Compagnie des Indes Orientales
doit vous faire remettre -21 novembre 1714. " Et, le
même jour, Pontchartrain invitait les Directeurs
à expédier ces instructions au capitaine
malouin "afin de le mettre au courant de ce qu'il doit
faire. Cependant si on avait pu laisser en cette
île quelques familles avec les moyens de subsister
et d'y former un établissement, on en retirerait
par la suite beaucoup d'utilité ou du moins on
saurait celle qu'on en peut espérer ". Dans leur
réponse du 10 novembre, les Directeurs observaient
"que le nom d'Ile de France que Mgr ordonne qu'on donne
à cette île pourra faire confusion avec ce
qu'on appelle ici Ile de France, qui est des grands
gouvernements", à quoi le Ministre
répliquait péremptoirement que cette
confusion n'était pas possible (21 novembre 1714).
Par cette même lettre du 10 novembre, les
Directeurs se ralliaient au projet de colonisation de
Maurice et, bien qu'attardés encore à une
vieille erreur traditionnelle, ils exprimaient des
idées intéressantes sur le futur rôle
des Mascareignes : " Cette île, en temps de guerre,
peut donner retraite à quatre frégates de
40 canons, avec lesquelles rien ne pourra entrer dans le
détroit de la Sonde ni en sortir, ni passer au Cap
Comorin et autour de Ceylan ; si on avait le malheur de
rentrer en guerre par la suite, la nation se trouverait
fort bien de cette nouvelle découverte.
L'île de Bourbon peut peupler l'île Maurice
et celle de Jean de Lisboa, et, par le progrès du
temps, le Royaume aura dans l'Inde trois colonies qui
tiendront en respect ce vaste Océan Oriental." Ils
annonçaient aussi au Ministre qu'ils envoyaient
à Saint-Malo leurs instructions au capitaine de
l'Auguste, avec un procès-verbal de prise de
possession ; mais ces pièces n'y parvinrent
qu'après le départ du vaisseau
(Pontchartrain à Lempereur, 28 novembre 1714), ce
qui explique que l'acte effectivement
rédigé ne fut pas celui
préparé par les Directeurs (Guet, dans Les
origines de l'île Bourbon, en conclut faussement
que la Compagnie des Indes Orientales ne fut pour rien
dans la prise de possession de l'Ile de France, qu'il
croit avoir été décidée
uniquement entre Pontchartrain et les capitaines
malouins)
L'ordre
de faire de Maurice une terre française fut donc
un acte du gouvernement de Louis XIV, mais seulement
rendu après délibération et avec le
concours des Directeurs de la Compagnie des Indes
Orientales. Rien n'est plus inexact que de
représenter celle-ci comme demeurée
étrangère à la conception et
à l'organisation de l'entreprise. Seulement ses
agents, et cela est assez naturel, considéraient
Maurice comme une simple escale plutôt que comme
une terre à coloniser : il y avait tant à
faire sous ce dernier rapport à Bourbon et les
Hollandais avaient obtenu à Maurice si peu de
résultats. Par exemple ; quand Pontchartrain
recommande à du Livier, alors Gouverneur de
Pondichéry, de favoriser la prise de possession
dont sont chargés les vaisseaux malouins
(Pontchartrain à du Livier, 9 janvier 1715), il
lui répond qu'il ne faut pas espérer
développer dans l'île la culture du
café ou du poivre, à cause des
dégâts commis par les singes et les chiens
qui ont déterminé l'exode des Hollandais,
et que le seul avantage à en attendre est la
commodité de ses deux bons ports, du S. E. et du
N. O., où les plus grands vaisseaux peuvent
hiverner et caréner et où il est facile de
faire du bois et de l'eau. D'ailleurs du Livier ne
parlait que par ouï-dire et était
singulièrement mal renseigné : ainsi il
prétend préciser la situation de
l'île Jean de Lisboa, à 120 lieues au Sud de
Bourbon, affirme-t-il, et il ajoute que la rade y est
bonne et la tortue abondante (Du Livier à
Pontchartrain; 10 février 1716).
Beaucoup
mieux informés étaient les rapports que
Parat gouverneur de Bourbon, alors convaincu de
l'insuffisance des ports de cette île, adressait au
Ministre Pontchartrain pour recommander à la
Compagnie l'acquisition de Maurice. Déjà en
décembre 1712, il lui avait annoncé le
départ des Hollandais ; dans ses mémoires
de 1714, il insistait surtout sur les avantages du
mouillage : " Cette île conviendrait fort à
la Compagnie des Indes y ayant deux beaux ports qui
mettent les navires à l'abri de tout vent ; la
terre y est fort bonne, le terrain est plus plat que
l'île de Bourbon , si les Hollandais ne se sont pas
réservés quelques droits sur cette
île, la Compagnie ne pourrait jamais mieux faire
que de s'en emparer et d'y passer une partie des
habitants de l'île de Bourbon qui commencent
à être en grand nombre et qui ont de la
peine à vivre" (mémoire à
Pontchartrain, du 19 septembre 1714 - D'après
Parat, la population de Bourbon s'élevait alors
à 643 personnes ; sans compter les esclaves.). Et,
dans son second mémoire, il revenait à
l'idée d'établir à Maurice
l'entrepôt du commerce des Indes : une fois en
possession de l'île, la Compagnie " y pourrait
faire des magasins y ayant des ports fort commodes et y
avoir des vaisseaux qui iraient aux Indes charger des
marchandises pour ceux qui viendraient de France, dont le
voyage se pourrait faire en moins d'un an". (Etat
présent de l'Ile de Bourbon, 1714. Mémoire
de Parat à Pontchartrain).
Ces
conseils étaient tardifs puisqu'à ce moment
les ordres étaient déjà
donnés par le gouvernement royal pour assurer la
prise de possession de Maurice : les capitaines malouins
les exécutèrent ponctuellement. L'Auguste
avait rejoint le Chasseur à Moka, en juin 1715 ;
pendant que de la Boissière, commandant du premier
de ces deux vaisseaux, transportait à Bourbon en
septembre des plants de caféier, ce qui
entraîna immédiatement la découverte
de cette plante à l'état sauvage dans
l'île même, Guillaume Dufresne, capitaine du
second, se rendit au port N. 0. de Maurice en septembre
1715 ; il trouva, mouillé au port de la Maison
blanche, un petit bâtiment français de 60
tx., le Succès, sur lequel de Grangemont, agent
commercial d'armateurs particuliers aux Indes, revenait
en France ; parti de Chandernagor fin février
1715, il était arrivé à Maurice le 7
mai (Du Livier à Pontchartrain, 10 février
1716.). Dufresne apprit de lui que l'île
était totalement inhabitée, et,
après avoir fait tirer le canon et attendu
plusieurs jours pour vérifier cet abandon, il prit
possession de Maurice le 20 septembre 1715 et lui donna,
suivant les ordres ministériels, le nom d'Ile de
France. Mais, probablement parce que l'Auguste n'avait pu
emporter, à son départ de France, les
instructions des Directeurs de la Compagnie, Dufresne
négligea de faire ce qu'ils avaient
recommandé, à savoir de transporter
quelques habitants de Bourbon à Maurice pour
maintenir la prise de possession, en sorte que l'Ile de
France, après le départ du Chasseur, ne
resta française qu'en droit .
Cependant
elle ne pouvait plus être oubliée
désormais, d'autant moins que Parat s'était
embarqué sur l'Auguste en novembre 1715 pour
porter en France la nouvelle de la découverte du
café indigène à Bourbon. Il avait
rédigé pour les Directeurs de la Compagnie
un mémoire fort précis sur l'IIe de France,
surtout au point de vue hydrographique : après
avoir indiqué, avec exactitude, sa position et ses
dimensions, il passait tout de suite aux deux ports. "
L'un est exposé au S. E. à l'entrée
duquel il y a une islette fort commode pour y poser une
batterie qui en défendrait l'entrée (Ile de
la Passe, à l'entrée du chenal sud) ; mais
à côté de ce port du Sud il y a un
récif qui a une fort grande étendue, ce qui
serait fort dangereux si on voulait y entrer de nuit. Le
port y est fort commode, pouvant amarrer les vaisseaux
à terre. L'autre est situé au N. O. ; belle
entrée, point de rochers aux environs, aussi
commode que le premier en meilleur, n'étant point
exposé au vent, pouvant sortir en tel temps que
l'on veut, ce que l'on ne pourrait faire dans l'autre,
étant exposé à la brise qui
règne ordinairement pendant le jour dans le pays.
A côté du port N. O. il y a une
rivière où de moyens vaisseaux peuvent
entrer (la Grande Rivière immédiatement
à l'O. de Port-Louis ); l'eau de cette
rivière est excellente et c'est de cette eau que
prennent les vaisseaux qui y vont relâcher." On
voit que Parat avait été bien
renseigné par les officiers malouins : il
appréciait sainement les avantages des deux ports
et la supériorité de celui du N. O. sur
celui du S. E., moins accessible à cause des
récifs et constamment battu par l'alizé. Il
ajoutait que l'île présentait de belles
plaines, comme il n'y en avait pas à Bourbon, que
la culture du café y réussirait aussi bien
et concluait, comme dans ses mémoires de 1714 : "
Cette île est fort commode pour y faire un
entrepôt des Indes, et les vaisseaux qui
partiraient de France à la fin de mars pourrait
faire leur voyage en moins de dix mois" (Mémoire
concernant l'Ile Maurice, 1715 ou 1716).
Bien
que la Compagnie des Indes Orientales fût alors
incapable de rien faire d'important par elle-même,
elle ne négligea nullement les avis de Parat :
à ce rnoment en effet, les Directeurs voulaient
agir aux Mascareignes où ils espéraient
réaliser, par la culture du café,
d'importants bénéfices ; aussi dans un
mémoire adressé en 1716 au Conseil de
Marine, ils insinuent qu'il serait nécessaire
d'envoyer à Maurice 200 hommes de garnison pour
s'en assurer la propriété , et dans un
autre, du 11 décembre, ils exposent nettement
leurs prétentions : la Compagnie demande "que
l'île Maurice dont elle a fait prendre possession
le 20 septembre 1715 (ce qui était inexact, c'est
le gouvernement royal qui avait fait prendre possession
de Maurice, en son propre nom, par les capitaines
malouins) soit nommée île d'Orléans
et unie à son domaine suivant l'Édit de son
établissement (de 1664), que ces deux îles
ne fassent qu'un gouvernement ". Et les Directeurs
exprimaient leur intention d'envoyer l'année
suivante un petit bâtiment à Bourbon pour
porter des colons à Maurice et leur espoir d'y
établir, grâce ses ports, un actif
entrepôt commercial. Au début de 1718 ils
expédièrent en effet le Courrier de Bourbon
dans l'île du même nom, dont le nouveau
gouverneur, Beauvoillier de Courchant, proposa à
plusieurs familles de passer à l'Ile de France,
mais elles s'y refusèrent. Celle-ci resta donc
encore inhabitée. (A. d Épinay.
Renseignements pour servir à l'histoire de l'Ile
de France jusqu'à l'année 1810, Analyse des
lettres de Desforges-Boucher et de Beauvoillier de
Courchant, 28 octobre 1719).
Cette
inaction de la métropole, où disparaissait
à ce moment la Compagnie des Indes Orientales,
fžnit par lasser les habitants mêmes de Bourbon
où Beauvoillier de Courchant et surtout Desforges
Boucher déployaient alors une grande
activité pour répandre la culture du
café et construire des routes (1719-1720) ; de
violents ouragans survenus en 1720 et 1721 firent encore
sentir le grand avantage qu'il y aurait à
posséder des ports sûrs, alors que plusieurs
passages de pirates anglais à l'Ile de France
(juin 1720, février 1721) pouvaient faire craindre
que la prise de possession de 1715 ne restât
illusoire 4. Aussi Beauvoillier de Courchant et
Desforges-Boucher firent arrêter par le Conseil
provincial de Bourbon, le 10 octobre 1721, la
décision suivante : "L'Ile de France, ci-devant
île Maurice, étant de la dernière
conséquence pour la conservation de l'île
Bourbon et ne voyant pas venir le bâtiment de la
Compagnie qu'on attend depuis longtemps pour l'habiter,
dans la crainte que quelque nation
étrangère ne nous prévienne et ne
s'en empare . . ., le Conseil a jugé absolument
nécessaire de faire incessamment construire aux
frais de la Compagnie une barque de 24 à 25 tx.
pour porter sur ladite Ile de France 12 ou 15 habitants,
un aumônier et un chirurgien aux appointements de
la Compagnie, comme aussi de nommer M. Duronguët,
major de l'île Bourbon, pour gouverner celle de
France, en attendant que la Compagnie y envoie une
colonie". (cité par Hermann)
Cette
initiative coïncida avec les premières
manifestations d'activité de la nouvelle Compagnie
des Indes : les premiers vaisseaux qu'elle avait
armés au début de 1720 pour
Pondichéry avaient ordre, à leur retour, de
relâcher à l'Ile de France, où les
Directeurs, dans leur dépêche du 24
février, annonçaient leur intention
d'expédier en mars suivant deux bâtiments
avec des troupes et des colons (Les Directeurs
généraux de la Compagnie des Indes au
Conseil de Pondichéry, 24 février 1720). Ce
projet cependant ne fut pas exécuté en
1720, ce qui. s'explique assez par les embarras où
la débâcle du système de Law jetait
alors la Compagnie ; elle se contenta de charger le
capitaine d'un vaisseau armé à Saint-Malo
pour Moka, le Triton de renouveler, lors de son retour,
la prise de possession de 1715. Ce bâtiment parvint
à Maurice en septembre 1721 et son capitaine,
Dufougeray Garnier, érigea sur l'île aux
Tonneliers, à l'entrée du port N. O., une
croix avec fleur de lis et inscription latine, puis, sur
l'île même, un grand pavillon blanc et un
poteau où était gravé,
également en latin, la formule de prise de
possession (23 septembre 1721). Dix jours après,
le Triton repartait pour Bourbon, où
étaient enregistrés par le greffe de
Saint-Paul les procès-verbaux des actes accomplis
à l'Ile de France, puis appareillait le 15
novembre pour la France où il arrivait en avril
1723. ( Procès-verbal touchant l'Ile de France et
l'île aux Tonneliers, du 23 septembre 1721, pour la
prise de possession de ladite île).
Cette
seconde prise de possession n'affaiblissait en rien les
raisons qui avaient décidé le Conseil de
Bourbon, le 18 octobre précédent, à
envoyer quelques habitants à l'Ile de France : la
construction de la barque fut donc continuée.
Puis, comme le Courrier de Bourbon revint sur ces
entrefaites, le 26 novembre, c'est par ce petit
bâtiment que Beauvoillier de Courchant et
Desforges-Boucher firent passer à l'Ile de France,
avec 6 habitants, Duronguët le Toullec, nommé
gouverneur provisoire (décembre 1721) : ce furent
les premiers colons français de l'île
(lettres de Desforges-Boucher et Beauvoillier de
Courchant, 22 décembre 1721).
Ils ne
précédèrent que de quelques mois le
personnel envoyé de France : la Compagnie des
Indes s'était en effet résolue, cette
même année 1721, à effectuer ce
qu'elle avait dû négliger l'année
précédente, c'est-à-dire
l'occupation réelle de l'Ile de France. Au
début de 1721, elle choisit pour cette entreprise
l'ancien ingénieur de Pondichéry, de Nyon,
dont les services avaient été fort
appréciés à son retour de l'Inde (le
Conseil de Marine à de Nyon, 29 juillet 1716), et
lui fit délivrer le 2 avril des provisions de
Gouverneur et Ingénieur en chef de l'Ile-de-France
(Le Conseil de Marine à de Nyon, 11 avril 1721).
En les lui expédiant, le Conseil de Marine se
déclarait " persuadé que vous ferez tout ce
qui dépendra de vous pour remplir les vues que la
Compagnie a d'y former un port et de mettre cet
établissement en valeur ", et il ajoutait la
recommandation de l'informer de tout ce qu'il ferait et
de lui envoyer cartes et plans. On voit que, dans les
préoccupations de la Compagnie et du gouvernement
au moment de s'installer effectivement à l'Ile de
France, c'était la question du port qui passait en
première ligne (Dans les premières lettres
que les Directeurs écrivirent à de Nyon, le
3 avril 1722, ils disaient : "Nous espérons que le
premier soin de M. de Nyon en arrivant aura
été de mettre les ports en
sûreté ", et ils demandaient des
informations sur les fortifications faites et à
faire). Peu après un autre ordre royal nommait un
lieutenant du Roi à l'Ile de France, le Sieur
Duval de Hautville; ce même poste était
confié, pour Bourbon, à Desforges-Boucher
(1er juin 1721).
Deux
bâtiments expédiés aux Indes
emmenèrent le personnel destiné à
l'Ile de France, quelques ouvriers et employés,
plus une compagnie de 210 Suisses, officiers et soldats :
l'Atalante et la Diane mirent à la voile de
Port-Louis, le 29 juin 1721 (Lettre des Directeurs aux
agents de Bourbon, 31 mai 1721).
Elles
n'arrivèrent à Bourbon qu'en avril 1722. De
Nvon, qui avait hâte de savoir ce qu'était
devenu Duronguët, passa immédiatement
à l'Ile de France, et trouva le major au port du
S. E. Duronguët lui remit le commandement et lui
communiqua les connaissances qu'il avait acquises sur
l'île, qu'il avait traversée et
contournée, notamment sur le port du N. O. dont il
signalait les avantages. Après avoir pris
possession de son gouvernement et fait chanter un Te
Deum, de Nyon établit tout son personnel dans ce
port du N. O. sous les ordres du lieutenant de Hautville
et repassa aussitôt à Bourbon avec
Duronguët, pour y chercher des approvisionnements et
des esclaves (Procès-verbal d'Installation du
chevalier de Nyon, premier Gouverneur, publié par
Magon de Saint-Elier&emdash; Lettre de Beauvoillier de
Courchant, 10 mars 1722).
Les
débuts de cette installation des Français
à l'Ile de France ne furent pas sans
difficultés ; ils nous sont surtout connus par la
correspondance du Gouverneur avec son lieutenant. De
Hautville, laissé au port du N.O. qu'on appelait
déjà Port-Louis, était fort
embarrassé par le manque de vivres et la mauvaise
volonté des soldats suisses qui refusaient de
travailler à la construction d'un magasin
commencé par de Nyon.
Celui-ci
quitta Bourbon le 3 juin avec 6 créoles et 30
noirs aux gages de la Compagnie et arrivait le 13 au port
du S.E. " Cet endroit est le plus beau qu'on puisse voir,
écrivait-il le même jour à de
Hautville, le port en est excellent et infiniment
au-dessus du votre " ; aussi lui ordonnait-il d'envoyer
par terre trente hommes sous l'aide-major d'Hauterive
pour occuper ce poste qu'il nommait Port-Bourbon,
lui-même devant incessamment retourner à
Bourbon. Ce détachement arrivé, de Nyon fit
immédiatement commencer des bâtiments, des
magasins de vivres, une batterie ; il envoya du biscuit
au port du N O, où l'on souffrait toujours de, la
disette ; il voulait repartir au plus tôt pour
Bourbon, après avoir touché à
Port-Louis, mais des vents contraires
l'empêchèrent plusieurs jours de sortir du
port : il expérimentait ainsi lui-même
l'inconvénient majeur du poste qu'il avait choisi
comme future capitale. Il arriva à Saint-Denis le
21 juillet 1722. (De Nyon à de Hautville, 13 juin,
1er et 3 juillet 1722 ; De Hautville à de Nyon, 12
et 20 juin, 9 juillet. C'est pendant ce second
séjour à l'Ile de France que de Nyon releva
la carte générale des côtes et les
plans détaillés des deux ports, avec
indication précise cles profondeurs et de la route
à suivre pour y entrer ; sur cette carte,
datée du 15 juillet 1722 et signée de Nyon
ajoutait cles projets de forts pour chacun des deux
ports, l'un à Port-Louis sur l'emplacement des
magasins élevés par les Hollandais, l'autre
plus important, régulier et pourvu de quatre
bastions à Port-Bourbon, sur les ruines du fortin
hollandais).
Il y
resta quatre mois et demi, occupé de
fortifications et de relèvements cartographiques
(Carte de Bourbon, avec plans des rades de Saint-Denis et
de Saint-Paul et projets de forts et batteries pour
chacune d'elles, signée et datée du 15
septembre 1723. C'est pendant ce troisième
séjour de De Nyon à Bourbon que mourut
à Saint-Paul, le 29 juillet 1722, du Livier,
l'ancien Gouverneur de Pondichéry envoyé
par la nouvelle Compagnie sur les mêmes
bâtiments que de Nyon en 1723, en qualité de
Commissaire général de tous ses comptoirs.
Ordre du Roi, 2 avril 1721) ; mais il envoya, à
plusieurs reprises, la barque enfin achevée, la
Ressource, porter des vivres, du matériel, des
plants aux deux établissements de l'Ile de France
où de Hautville avait toujours fort à faire
pour réprimer l'indiscipline des Suisses (en
août 1722, le capitaine Witz dut être
suspendu de ses fonctions par le Conseil provincial de
Bourbon et renvoyé en France, pour insultes graves
envers de Hautville). En août et septembre :
arrivèrent de France la Vierge de Grâce, le
Saint-Albin et le Rubis, armés pour les Indes, qui
devaient déposer dans les deux îles des
approvisionnements et 20 soldats ; de Nyon, qui trouvait
ce secours insuffisant, réclamait à la
Compagnie des vivres, des munitions et des hommes ; et,
comme le manque de main-d'uvre menaçait
à chaque instant de famine le personnel de l'Ile
de France, d'accord avec Beauvoillier de Courchant et
Desforges-Boucher, il envoya le Rubis à Madagascar
chercher des esclaves et du riz ; puis, avec une dizaine
d'ouvriers arrivés par les vaisseaux, il passa
à Port-Bourbon, sur le Saint-Albin, le 4
décembre 1722. Quatre jours après y arriva
le Rubis, qui n'avait fait à Madagascar qu'une
traite peu considérable et n'amenait que 27 noirs
adultes, 18 garçons et 20 femmes ; presque
aussitôt d'ailleurs, 15 hommes et 4 garçons
" se rendirent marrons ". (De Nyon à de Hautville,
4 novembre, 4 et 18 décembre 1722).
Il
n'entre pas dans le cadre de ce travail de
dépasser la période d'installation des
Français dans l'Ile de France, où ils
trouvent enfin l'escale si longtemps cherchée sur
la route de l'Inde. Au début de 1723 les
établissements de la Compagnie s'organisent aux
deux points qui sont restés les capitales de
Maurice. Le principal est alors à Port-Bourbon,
où commande le plus souvent de Nyon, où il
commence le Fort-Royal et d'où il envoie à
l'autre poste une partie des approvisionnements qu'il
reçoit de Bourbon et de Madagascar par la
Ressource. (De Nyon continuait activement son travail de
relèvement cartographique de l'Ile de France : sa
carte du 15 septembre 1723 n'est que la reproduction plus
soignée de celle de juillet 1722. Celle du 25
novembre 1725 porte non seulement sur les côtes,
mais aussi sur l'intérieur de l'île, dont
les officiers français avaient sommairement
reconnu le relief et les rivières dans leurs
courses à la poursuite des noirs marrons ; les
plans particuliers de Port-Bourbon et de Port-Louis
indiquent les travaux déjà effectués
au Fort-Royal et à la Batterie royale). Mais la
difficulté de faire vivre la colonie, sans cesse
renaissante par suite de la rareté de la
main-d'uvre, lassa peu à peu de Nyon qui en
mars 1723 est déjà tout à fait
découragé ; en septembre 1724 il se
déclare malade et n'attend qu'une occasion de
rentrer en France (lettre à de Maurepas, 22
septembre 1724) : il partit en 1725.
Dans
l'autre établissement français, Port-Louis,
placé sous le commandement de De Hautville, les
premiers colons ne vivaient d'abord que des secours venus
de Port-Bourbon ou de Bourbon même ; mais,
dès janvier 1723, ils commençaient à
défricher les environs ; de Nyon y entreprenait la
construction de fortifications dites Batterie royale ; et
c'est là que, par la force des choses, allait se
placer la principale escale. Le 10 février 1723 de
Nyon avouait que le Rubis et le Saint-Albin ne pouvaient
sortir de Port-Bourbon, faute de vent de terre, et ces
deux bâtiments n'arrivaient que le 18 et le 20 mars
à Port-Louis, où le Gouverneur les envoyait
se caréner, ce qu'ils firent en avril. (lettres de
De Nyon, janvier, 10 et 18 février, 5 mars, etc..,
lettre de De Hautville, 27 mars, etc
)
Au
total, ces débuts de la colonisation furent
très pénibles ; jusqu'à la fin du
gouvernement de De Nyon, l'Ile de France ne fut qu'une
escale où les navires français pouvaient
s'abriter et se réparer, mais non se ravitailler ;
la population était presque uniquement
composée du personnel de la Compagnie, comme le
montre le premier recensement, du 18 octobre
1725:
Officiers et employés 20
Troupes 100
Ouvriers 28
Domestiques 5
Femmes 13
Enfants 13
Noirs de la Compagnie 24
Noirs de divers particuliers 10
213
Lenoir
déclarait encore en septembre 1726 qu'il n'y avait
à l'Ile de France que les employés et les
soldats de la Compagnie.
Et
cependant, malgré le manque de ressources, l'Ile
de France devenait déjà l'escale principale
des vaisseaux sur la route de l'Inde. Sa
supériorité sur Bourbon fut
démontrée d'une façon
éclatante en 1723 : deux navires revenant des
Indes, l'Atalante et le Bourbon, avaient
relâché en mars à Saint-Paul ; mais
ils furent surpris en rade par un violent ouragan et
fortement avariés ; il fallut des efforts
prodigieux pour calfater tant bien que mal le Bourbon, en
pleine rade de Saint-Paul ; pendant ce temps, le Triton
avait fait escale à l'Ile de France.
En
1724, la Compagnie avait ordonné aux cinq
vaisseaux qu'elle expédiait dans l'Inde de
rassembler à l'Ile de France ; deux
mouillèrent à Port-Bourbon, la Vierge de
Grâce le 17 juillet et le Duc de Chartres le 21
août, mais ce dernier n'en put sortir, faute de
vent de terre, pendant cinq semaines ; aussi son
capitaine, Desboisclairs, commandant
général de tout l'armement, en envoyant
à de Maurepas des plans détaillés
des deux ports signalait le danger de donner ainsi
rendez-vous à toute une escadre dans l'Ile de
France qu'elle courait risque d'affamer si elle y
était ainsi retenue par des vents contraires.
L'inconvénient du port S.E. apparaissait de plus
en plus évident : c'est à Port-Louis que
les deux vaisseaux allèrent réparer leurs
voies d'eau, en décembre (De Nyon à de
Maurepas, 22 septembre et 4 décembre 1724. -
Desboisclairs au même, 15 novembre). La flottille
de Desboisclairs mouilla sans nul doute à l'Ile de
France, lors de son retour de l'Inde; Dioré,
gouverneur intermédiaire de Bourbon, depuis la
mort de Desforges-Boucher (novembre 1725) jusqu'à
l'arrivée de Dumas, écrivait par ces
mêmes navires au Ministre qu'il fallait s'attacher
à l'établissement de l'Ile de France "
très nécessaire par rapport à ses
ports " et où l'on trouvait des terrains propres
à la culture (27 décembre 1725).
Cependant,
malgré une expérience plusieurs fois
répétée, l'hésitation
persistait sur le choix du meilleur mouillage de l'IIe de
France : en avril 1723, en réponse aux
mémoires de De Nyon, la Compagnie approuvait
l'idée de fortifier les deux ports; mais en
septembre 1724, évidemment influencée par
les plaintes du Gouverneur, elle y renonçait et
n'ordonnait qu'une batterie dans l'île aux
Tonneliers 4. Lenoir, nommé en septembre 1725
commandant supérieur des établissements
français des Indes et chargé par la
Compagnie de faire une enquête sur les
Mascareignes, notamment sur la culture. au café
à Bourbon, parvint sur le Jason au port S. E. le
20 mai 1726 ; il se rendit immédiatement à
Port-Louis, mais son vaisseau dut attendre huit jours un
vent favorable pour sortir du port et ne le rejoignit que
le 8, juin ; il s'y embarqua aussitôt pour arriver
le 8 à Bourbon.
Malgré
ce séjour si court à l'Ile de France,
Lenoir prétendit indiquer la solution de la
question du meilleur port : dans le grand mémoire
qu'il termina le 28 septembre 1726 à
Pondichéry sur les Mascareignes, il
déclarait qu'il fallait absolument conserver l'Ile
de France, et placer le principal établissement au
port du S. E. ; la difficulté de l'entrée
ne devait pas être un obstacle : les marins de la
Compagnie finiraient par la connaître et, pour
cela, il lui suffirait d'y entretenir un pilote avec une
bonne chaloupe ; il convenait pourtant que ce port, fort
commode pour les vaisseaux venant de France, devait
être évité par ceux partant des Indes
en janvier ou février : ils pourraient y
être retenus par des vents contraires et perdre la
saison de doubler le Cap ; aussi devaient-ils
relâcher à Port-Louis. Il avouait encore que
les officiers de marine préféraient ce
dernier, par la facilité d'y entrer et d'en
sortir, que le ravitaillement s'y faisait par la chasse
plus aisément qu'en l'autre établissement,
en attendant que l'île fût peuplée et
cultivée ; son seul argument contre Port-Louis,
c'était le mauvais emplacement choisi par De Nyon
pour ses fortifications que dominaient des hauteurs. Et
il concluait : " Je suppose, Messieurs, que vous garderez
l'Ile de France à cause de ses ports et que la
terre étant cultivée produira de quoi
fournir la subsistance à ses habitants et des
rafraîchissements aux vaisseaux ", ajoutant que, si
l'on voulait tirer quelque utilité de cette
colonie, il fallait avant tout la peupler (mémoire
de Lenoir, Pondichéry, 28 septembre
1726).
Momentanément
convaincue par ce rapport, la Compagnie donna ordre, en
décembre 1727, de travailler aux fortifications du
port S. E. Mais, déjà les conclusions de
Lenoir étaient discutées : Le capitaine
Desboisclairs, en 1727, se prononçait contre son
opinion sur l'emplacement du fort de Port-Louis, qu'on ne
pouvait mieux choisir, et assurait que le ravitaillement
y était beaucoup plus aisé que partout
ailleurs ; pourtant et contrairement à Lenoir, il
recommandait le port du S. E. pour les vaisseaux revenant
de l'Inde; mais il le déclarait surtout commode
pour ceux qui devaient hiverner, reconnaissant par
là qu'on courrait risque d'y être retenus
par des vents contraires. Cependant un projet
dressé en avril 1729 par le capitaine
Jonchée de la Goletrie pour indiquer aux
Directeurs les fonctions à créer à
l'Ile de France, proposait encore d'installer le
Capitaine de port à la marine de Port-Bourbon, et
seulement un Lieutenant de port à celle de
Port-Louis (Jonchée de la Goletrie, capitaine du
Mars, avait relâché à Port-Bourbon en
revenant de Pondichéry, du 11 au 21 novembre 1728,
puis avait embarqué à Port-Louis des
passagers pour Bourbon, d'où il était
reparti le 7 décembre pour la France).
Enfin
ces hésitations cessèrent sur les avis de
Maupin ; commandant particulier de l'Ile de France sous
les ordres de Dumas, Gouverneur général des
Mascareignes; sans doute de Maupin se montra plus tard
très mal disposé à l'égard
des habitants de la colonie et très porté
à lui dénier ses avantages les plus
évidents, même comme relâche (lettre
du 18 mars 1732 où il déclare que l'Ile de
France ne peut servir ni pour habitation, ni pour ancune
idée d'entrepôt), alors qu'il établit
lui-même dans ses rapports que les vaisseaux de la
Compagnie fréquentaient
régulièrement les deux ports ; c'est
cependant lui qui le premier fît reconnaître
en France le grand inconvénient de Port-Bourbon,
à savoir la difficulté d'en sortir contre
le vent et par suite le risque d'y être longtemps
retenu. Les Directeurs le proclamaient dans leur
dépêche du 22 septembre 1731 : ils avouaient
leur erreur d'avoir cru jusque-là à la
supériorité du port du S. E., où les
retards des vaisseaux exposaient la Compagnie à de
grandes pertes ; ils déclaraient qu'ils fixaient
désormais leur relâche à celui du N.
O. , d'accès si facile, et leur interdisaient de
toucher à Port-Bourbon ; en même temps, ils
nommaient un ingénieur en chef à l'Ile de
France, De Cossigny, avec ordre de s'appliquer surtout
aux fortifications de Port-Louis où ils avaient
l'intention, affirmaient-ils, de réunir toutes
leurs forces (lettre du 22 novembre 1731). C'est donc
à de Maupin et non à de la Bourdonnais,
arrivé à l'Ile de France en juin 1735 qu'il
faut attribuer ce choix définitif du port
principal et de la capitale de l'Ile de
France.
CONCLUSION
Au
total le gouvernement royal et la Compagnie des Indes
Orientales ne portèrent jamais à cette
question, pourtant essentielle, des relâches sur la
route de l'Inde qu'une attention intermittente et peu
durable. Seul, Colbert l'avait envisagée avec
suite et clairvoyance : quand il prétendit
introduire, par une Compagnie à monopole, le
commerce français dans les Indes, il comprit la
nécessité de lui ménager des escales
dans une aussi longue navigation et chercha
successivement plusieurs solutions de ce problème
à Madagascar et, après l'échec de la
colonisation de cette île, dans le Sud de
l'Afrique; là il commença réellement
une tentative d'établissement français dans
les baies voisines de celles du cap de
Bonne-Espérance, puis il songea à ce poste
hollandais lui-même dont il convoitait la
conquête. C'est seulement le double désastre
de l'escadre de la Haye aux Indes et de la colonie
française de Fort-Dauphin qui, joint à la
guerre européenne, ruina ses entreprises et ses
espérances.
La
seule autre occasion où le gouvernement royal
déploya quelque activité à propos de
cette question des escales fut, longtemps après
Colbert, en 1714, la décision des derniers
Ministres de Louis XIV, J. Ponchartrain et de Torcy, de
prendre possession de l'île Maurice
abandonnée par les Hollandais; et encore
l'occupation n'en fut-elle effectuée que huit ans
plus tard.
Entre
ces deux dates de 1611 et de l714, le gouvernement royal
et la Compagnie des Indes Orientales ne
manifestèrent guère qu'indifférence
à ce sujet. Pour celle-ci les raisons
étaient l'insuffisance de ses ressources, ses
embarras de toute nature, les interruptions si
fréquentes de son commerce, son empressement
à profiter, dès que la paix le permettait,
de la relâche du Cap, si commode pour la navigation
ordinaire par le canal de Mozambique, la plus
pratiquée. Pour les successeurs de Colbert,
c'était faute de comprendre la condition
primordiale du succès. Seule, comme ce grand
Ministre l'avait vu dès l'abord, la possession de
bonnes escales sur la route de l'Inde pouvait assurer
à la Compagnie un commerce régulier en
temps de paix et permettre aux Français une action
offensive et heureuse en temps de guerre. Ils ne
semblèrent pas s'en soucier : la seule tentative
faite pendant cette longue période fut l'essai de
colonisation de Bourbon, ordonné en 1689 par
Seignelay, dont l'échec, d'ailleurs tout relatif,
fit abandonner pour longtemps toute idée de ce
genre.
Et
cependant les suggestions ne manquèrent pas aux
Ministres du Roi ou aux Directeurs de la Compagnie, soit
pacifiques comme celle de De la Haye d'établir
à Bourbon un centre de ravitaillement et des ports
à Madagascar ou comme les nombreux projets de
ports artificiels à créer à Bourbon
présentés a partir de 1687, soit
belliqueuses comme la proposition traditionnelle,
renouvelée au commencement de chaque guerre,
d'attaque du cap de Bonne-Espérance. Ni les unes,
ni les autres n'attirèrent l'attention du
gouvernement royal, absorbé presque uniquement,
depuis la mort de Colbert, dans ses entreprises
continentales.
Et
cette indifférence fut de grande
conséquence. D'abord pour Bourbon : si les
Directeurs se désintéressèrent
longtemps de cette île, c'est qu'ils n'y trouvaient
pas l'escale pratique et sûre que les navires
allaient chercher, dès qu'ils le pouvaient, au cap
de Bonne-Espérance ; ce fut la raison essentielle
de l'extrême lenteur de la colonisation de Bourbon,
seule terre que les Français possédaient
sur la route des Indes. Et pourtant elle pouvait rendre,
même comme relâche, de grands services, et
elle en rendit en effet quand la nécessité
ou la guerre forcèrent les vaisseaux de la
Compagnie ou du Roi a y toucher ; les Directeurs,
toujours prompts à rappeler le naufrage du
Saint-Jean-Baptiste en 1689, ne semblèrent jamais
s'apercevoir qu'il fut le seul sinistre maritime qui
survint à Bourbon pendant la longue période
de temps dont nous nous sommes occupé et que, par
conséquent, à condition de régler
méthodiquement leur navigation par la grande
route, ils y auraient pu trouver de grandes
commodités.
Si le
manque de ports naturels entrava longtemps la
colonisation de Bourbon, c'est au contraire parce que
l'île Maurice en possédait qu'elle attira
l'attention du gouvernement royal et devint
effectivement, en 1722, après de longues
hésitations, I'Ile de France. Alors seulement les
Français acquirent sur la route de l'Inde une
bonne escale dont le rôle, tant pour le commerce
que pour la guerre, devait être considérable
au XVIIIème siècle.
Cet
avantage, la Compagnie des Indes Orientales fondée
par Colbert ne le posséda jamais : il n'est pas
douteux que le défaut de port de relâche
n'ait été une des causes et non des moins
graves de l'impossibilité où elle fut
toujours, pendant ses cinquante-cinq années
d'existence, d'établir un commerce régulier
avec l'Inde et d'échapper aux conséquences
désastreuses des guerres de Louis XIV.
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